Caïn et Abel (1982) de Lino Brocka avec Christopher De Leon, Phillip Salvador, Mona Lisa, Carmi Martin (Carlotta films)

© Carlotta Films

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Après nous avoir permis de (re)découvrir Insiang et Manille, les chefs-d’œuvre de Lino Brocka, chef de file du cinéma philippin, les éditions Carlotta nous proposent aujourd’hui Caïn et Abel. Comme son titre l’indique, le film est une relecture du mythe biblique mais la rivalité de ces deux frères ennemis est transposée dans le cadre d’une famille philippine. Si Lorenz, le fils ainé de madame Pina, gère la ferme familiale, tentant vaille que vaille d’apporter une certaine modernisation (en dépit du refus de sa mère, il voudrait acheter des tracteurs), celle-ci préfère son fils cadet Ellis. Ce dernier fait ses études à Manille mais revient un beau jour au foyer en compagnie de sa fiancée Zita. Très vite, il demande à sa mère de prendre la direction de la ferme, contraignant ainsi Lorenz à quitter la demeure familiale avec sa famille…

L’intérêt des grands films de Lino Brocka tient essentiellement à la manière dont le cinéaste parvient à articuler une vision réaliste de son pays avec une utilisation des codes du mélodrame. On retrouve dans Caïn et Abel se mélange hétéroclite même si l’aspect documentaire laisse place ici à une forme d’allégorie. L’organisation de la ferme, les conflits de générations et les tensions entre une tradition archaïque incarnée par Pina et une volonté de modernisation sont plutôt bien rendus dans la première partie du film. Entre le dévoué Lorenz qui gère l’exploitation familiale sans la moindre reconnaissance maternelle et le volage Ellis qui ramène sa fiancée à la maison alors qu’il est père d’un bébé qu’il a eu avec la bonne, la guerre ouverte va vite devenir inévitable.

Dans un premier temps Lino Brocka brosse un tableau réaliste de ces conflits familiaux : Lorenz qui fuit l’enfer du foyer en allant boire avec ses amis, la mère qui entretient Rina la bonne et son bébé car c’est elle qui a refusé que la jeune fille avorte, la désinvolture d’Ellis… Mais très vite, il va appliquer à son film les codes du mélodrame (l’idée de vengeance que l’on trouvait déjà dans Insiang) et celui du film d’action à l’américaine. Ce n’est sans doute pas un hasard si l’un des personnages cite directement Les Chiens de paille de Peckinpah : il y a une volonté chez Lino Brocka d’exacerber la violence et de dresser un constat nihiliste autour de la société philippine alors sous le joug de la dictature de Marcos. Dans une société prônant le culte de l’effort (ce sont les mots qu’emploie madame Pina, craignant que l’achat de tracteurs incite les travailleurs à la paresse) et la soumission au chef ; cette famille devient une parfaite métaphore de la société philippine. La cohésion qui devrait régner en son sein n’est qu’un leurre et la différence de traitement entre les deux fils (image de la corruption du régime ?) ne peut entraîner que les déchirements les plus violents.

Difficile de nier la force du film même si Lino Brocka se montre moins personnel lorsqu’arrive les épisodes de règlements de compte. Si Peckinpah est cité, la musique synthétique et la brutalité de certaines scènes évoquent parfois les productions Cannon. On sait que les Philippines furent aussi un grand pourvoyeur de films populaires (qu’on songe au cinéma d’Eddie Romero) et le cinéaste s’inscrit également dans cette tradition. Son talent est évidemment incomparable à celui des nombreux tâcherons qui signeront de faux films américains mais les purs moments d’action ne sont pas les plus marquants du récit.

Au-delà de la rivalité entre les deux frères qui s’achève lors d’une scène finale très belle, on notera comme dans Insiang une attention particulière aux personnages féminins. En effet, si elles se trouvent souvent sacrifiées à la folie des hommes (mais pas seulement puisqu’on peut considérer que madame Pina est la responsable ultime de toutes ces catastrophes), elles font preuve d’un courage et d’une détermination à toute épreuve. Il faut voir Zita tenir tête à tous les caïds qui ridiculisent son fiancé. La violence est du côté des hommes mais elle masque mal leur infinie lâcheté. C’est aussi cet intérêt pour les personnages qui permet à Lino Brocka d’éviter le côté trop mécanique que pourrait avoir cette fable biblique et d’apporter de la nuance dans le cadre des codes stéréotypés du film d’action.

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