Visages du cinéma italien : 19- Damiano Damiani
La Noia (1963) de Damiano Damiani avec Horst Buchholz, Catherine Spaak, Bette Davis, Isa Miranda, Georges Wilson
Dans une lettre adressée à Lotte Eisner dans les années 60, Henri Langlois lui demande de contacter les cinéastes italiens engagés du moment. A côté des noms de Francesco Rosi et Marco Bellocchio, on trouve celui de Damiano Damiani. Étrange destin que celui de ce cinéaste, auteur d’une œuvre relativement conséquente mais finalement peu reconnue de ce côté des Alpes, en dépit d’une rétrospective récente à la Cinémathèque française. Avec des films comme Nous sommes tous en liberté provisoire (1972) ou Un juge en danger (1977), le cinéaste semble s’inscrire dans la tradition très italienne d’un cinéma politique engagé visant à dénoncer les dysfonctionnements démocratiques et les méfaits de la mafia. Mais Damiani fait surtout preuve d’un éclectisme qui rend son style plus difficile à cerner, n’hésitant pas à tâter du cinéma fantastique (le deuxième épisode de la saga Amityville) ou du western, que ce soit sur un versant politique (El Chuncho) ou franchement parodique (Un génie, deux associés, une cloche, suite informelle de Mon nom est personne avec Terence Hill, Miou-Miou (!), Robert Charlebois (!!!) et Klaus Kinski).
En 1963, il adapte L’Ennui, roman de Moravia que Cédric Kahn portera également à l’écran en 1998. Jeune oisif doté d’une fortune considérable grâce à sa mère (Bette Davis), Dino (Horst Buchholz) trompe son ennui en se livrant à la peinture. Mais un beau jour, il éprouve une sorte de dégoût pour cette activité et lacère toutes ses toiles. Il fait alors connaissance avec Cecilia (Catherine Spaak), jeune fille énigmatique qui joue les modèles pour peintres. Dino en tombe amoureux mais à mesure que la passion emporte le couple, Cecilia se dérobe et annonce à son amant qu’elle fréquente un autre garçon…
Lorsqu’on voit la divine Catherine Spaak déambuler dans les rues, un bandeau dans ses beaux cheveux blonds et qu’Horst Buchholz la rejoint dans une luxueuse voiture de sport, difficile de ne pas songer au Mépris de Godard, autre adaptation d’un roman de Moravia sortie la même année. Dans les deux cas, le héros masculin se heurte à la psyché féminine et à des maîtresses qui finissent inexorablement par leur glisser entre les doigts. Mais autant Paul perdait Camille car il se montrait servile face à la puissance de l’argent et de la gloire, autant Cecilia reste insaisissable en affirmant son inaliénable liberté. En ce sens, avec cette manière qu’elle a de vouloir garder tous ses amants auprès d’elle, elle annonce le personnage joué par Carroll Baker dans Le Harem de Ferreri.
Mais alors que l’auteur de La Grande Bouffe choisira la carte de la fable sarcastique, Damiani préfère une étude de mœurs assez subtile où un certain vide existentiel se mêle aux conflits de classe. Dino est quasiment un personnage antonionien : sa richesse lui donne accès à tout, y compris aux corps des femmes (sa mère a engagé une servante dans cette optique). Mais ce luxe et cette abondance l’ennuient. Lorsqu’il rencontre Cecilia, son aventure a d’abord des allures de passe-temps sans conséquence (d’où le titre français de l’œuvre : L’Ennui et sa diversion, l’érotisme). Il s’agit pour Dino de se divertir. Mais lorsqu’il constate qu’il n’a aucune emprise sur sa compagne (il l’aperçoit avec un autre homme au moment où il s’apprêtait à l’abandonner), son désir est piqué au vif et il souhaite la posséder. Damiani filme avec talent ce va-et-vient classique du désir : plus l’objet est désiré et plus il se dérobe. Comme les deux personnages viennent de milieux sociaux radicalement différents (voir le regard gêné que pose Dino sur la famille modeste de Cecilia), le jeune homme tente de posséder sa maîtresse avec l’argent, notamment lors d’une très belle scène – ô combien symbolique- où il couvre le corps nu de la jeune femme avec des billets de banque. Mais Cecilia, personnage opaque, refuse d’être enfermée dans un cadre (mariage, famille) et n’écoute que son propre désir.
Avec sa manière de saisir quelque chose de l’air du temps (le consumérisme triomphant, le vide spirituel engendré par le matérialisme, l’émancipation féminine…), La Noia s’inscrit dans le courant de ce cinéma italien marqué par le doute et une certaine désillusion. Il est aussi une belle occasion d’admirer l’incroyablement gracieuse et solaire Catherine Spaak dans l’un de ses plus beaux rôles et une Bette Davis toujours magnifique en mère possessive et envahissante.