Camp : suite et fin
Camp ! Volume 3 : Soap Opera et Camp Gay (2022) de Pascal Françaix (Marest Éditeur, 2022)
Voici donc venir le dernier volume du monumental ouvrage que Pascal Françaix a dédié au Camp cinématographique. Près de 1300 pages exaltantes, revisitant l'histoire du cinéma par le biais de cette notion née au cours des années 60 sous la plume de Susan Sontag et que l'auteur résume de cette manière :
« Le Camp, c’est la pose effrénée, l’affectation érigée en système, la dérision par l’outrance, l’exhibitionnisme exacerbé, la primauté du second degré, la sublimation par le grotesque, le kitsch dépassant le domaine esthétique pour pénétrer la sphère comportementale.
Pour cette dernière ligne droite, Pascal Françaix s'attaque à deux grosses tendances du cinéma anglo-saxon qui engendrèrent ce Camp. Deux tendances rigoureusement opposées puisqu'il s'agit, d'un côté, du « soap opera » (soit la forme la plus classique et liquoreuse du mélodrame hollywoodien) et, de l'autre, du Camp gay qui s'exprima avant tout dans les formes les plus marginales du septième art : cinéma expérimental et/ou porno.
Au cours des années 60, le système des studios à Hollywood est exsangue. Face à la concurrence de la télévision et la libération des mœurs, les majors tentent de s'adapter tant bien que mal, soit en proposant des spectacles fastueux, soit en tentant de glisser quelques éléments modernistes pour se conformer à l'air du temps. Pascal Françaix avait déjà analysé ces superproductions bâtardes dans le volume 2 de son essai. Ici, il pointe de manière très fine la manière dont le Camp naît du hiatus entre la volonté des studios de persister dans des formes désuètes ou, au contraire, d'injecter artificiellement une forme « moderniste » en tenant des propos vieillots :
"Quel que soit le choix effectué par les majors - rétractation dans le traditionalisme ou tentative modérée d'adhésion à l'air du temps-, il entraîna une floraison de Camp.
Dans l'option de l'acclimatation partielle, le Camp naît de l'inadéquation entre une esthétique passéiste et un propos novateur (ou, à l'inverse, entre une forme expérimentale et un fond ancien, qu'elle est censée dynamiter). Dans celle du conservatisme, il s'épanouit tout naturellement dans l'exacerbation de clichés et de codes ayant fait leur preuve , dans le renchérissement sur des canevas stéréotypés et sur une forme désuète. Cette dernière tendance érode souvent la frontière entre le Camp et le kitsch, qui, par son exaltation du conventionnel, ne peut manquer de s'affirmer dans un contexte de passéisme acharné."
Pascal Françaix nous propose une exploration passionnante de cet Hollywood décadent , mêlant le « stupre et la guimauve », analysant les œuvres de cinéastes méprisés (Edward Dmytryk) ou ayant totalement « viré de bord », à l'instar d'un Delmer Daves, reconnu pour ses westerns et ses films noirs et qui se reconvertit (après de sérieux ennuis cardiaques) dans le mélodrame. Avec des films extravagants comme Ils n'ont que 20 ans ou Susan Slade avec l'éphèbe Troy Donahue, le cinéaste exacerba toutes les conventions du mélodrame pour accoucher d’œuvres gorgées d'énergie libidinales et de situations invraisemblables faisant basculer les films du côté du Camp. Comme dans le premier volume, l'auteur s'intéresse à la carrière de certaines stars vieillissantes dont le jeu exacerbé et outré fit le bonheur des « drag-queens » qui purent s'y identifier. Après Bette Davis ou Joan Crawford, Pascal Françaix s'intéresse ici à Elizabeth Taylor (Qui a peur de Virginia Woolf?), Lana Turner (Madame X) ou encore Vivien Leigh. Si la dimension Camp advient également, c'est parce que ces films traduisent parfois (de façon plus ou moins cryptées) les frasques véritables que connurent les existences de ces actrices (l'amant mafieux de Lana Turner assassiné par sa fille, les disputes d'Elizabeth Taylor et Richard Burton, son alcoolisme...). Quand Hollywood se penche sur lui-même, c'est souvent de manière Camp puisque cette notion englobe aussi bien la fascination pour les paillettes, le strass et le star-system de « l'usine à rêves » qu'une certaine distanciation ironique. On ne sera donc pas surpris que Pascal Françaix consacre aux « méta-films » une section complète, analysant aussi bien quelques chefs-d’œuvre d'ironie amère (S.O.B de Blake Edwards, Le Jour du fléau de Schlesinger) que d'obscurs nanars que nous rêvons de découvrir : The Lonely Lady de Sasdy avec Pia Zadora ou Dinah East de Gene Nath.
En abordant le « livre 8 », Pascal Françaix pratique avec dextérité le grand écart en s'intéressant au « Camp gay » dont les principales manifestations éclateront bien évidemment dans les marges de la production cinématographique anglo-saxonne. On le redit, si Camp ! procure un tel bonheur de lecture, c'est qu'il nous offre de revisiter l'histoire du cinéma (en l’occurrence, essentiellement celui des années 60 aux années 80) en faisant fi des hiérarchies traditionnelles et en ne négligeant aucun territoire du septième art : le classicisme hollywoodien voisine tout naturellement avec le cinéma d'exploitation le plus obscur, le « film de plage adolescent » a autant le droit de cité que le cinéma expérimental, le porno ou la comédie musicale.
Côté expérimental, l'auteur s'intéresse aux œuvres des cinéastes gay qui entretinrent une relation ambivalente au « Camp », le refusant parfois pour adopter une esthétique plus militante et moins « caricaturale » de la cause homosexuelle. On le retrouvera néanmoins chez le flamboyant Jack Smith (Flaming Creatures), chez les frères Kuchar, chez le mage Kenneth Anger (Lucifer Rising) ou encore chez le plus rare James Bidgood et son mythique Pink Narcissus. Avant de consacrer un succulent chapitre au pape de la provocation, j'ai nommé le grand John Waters, Françaix consacre un chapitre au porno gay, en mettant en lumière trois cinéastes dont j'ignorais tout : Wakefield Poole (Bijou), Jack Deveau (Drive) ou encore Peter de Rome (The Destroying Angel).
Encore une fois, Pascal Françaix nous invite à regarder de manière oblique l'histoire du cinéma, à remettre en cause nos certitudes et à déceler une certaine beauté « Camp » à des films qu'on pourrait croire sans intérêt. Cela ne signifie pas de tout niveler par le bas (Françaix, avec énormément d'humour, sait aussi reconnaître la nullité de certains navets) mais d'ouvrir les horizons et de se méfier des hiérarchies trop rigides.
Il ne me reste plus pour conclure qu'à citer un extrait de la très belle préface signée Jean-Pierre Bouyxou qui résume parfaitement mon sentiment : « d'un bout à l'autre de ses trois tomes, ton livre est passionnant. Et comme il est de surcroît magistralement écrit, qualité rarissime dans la littérature de cinéma, un seul mot vient vient au clavier pour conclure : chapeau ! »