Entrevoir (1973 – 2021) de Robert Cahen (Éditions Re:Voir)

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Robert Cahen possède de nombreuses cordes à son arc : photographe, cinéaste, vidéaste et surtout compositeur de musique concrète puisqu'il fera partie du fameux GRM (Groupe de Recherche Musicale) de l'ORTF et qu'il sera un élève de Pierre Schaeffer. La musique et l'univers sonore occuperont d'ailleurs une place primordiale dans son œuvre cinématographique et vidéographique, collaborant de manière régulière avec l'un des grands théoriciens du son au cinéma (lui-même musicien) : Michel Chion.

Le mot Entrevoir, titre générique donné pour un ensemble de courts-métrages tournés entre 1973 et 2021, définit parfaitement la teneur de l'art de Cahen, son côté fugitif et éphémère. Certains des titres de ses films soulignent immédiatement cette dimension de l’œuvre: Images du carnaval de Bâle, L'Entr'aperçu, Sept visions fugitives... Il s'agit toujours de tenter de saisir quelque chose du Réel tout en ayant conscience de l'impossibilité de l'embrasser dans son entièreté. Rendre compte de la réalité, c'est forcément ne prélever que des visions partielles et partiales qui ne pourront jamais englober la totalité de ce qui constitue la nature et les êtres. Il est d'ailleurs intéressant de constater que Robert Cahen offre souvent une place au regard de l'Autre dans ses films. Dans le plus beau des sept fragments de Sept visions fugitives, il filme une rue très peuplée en se concentrant sur les regards que les badauds lui jettent, l'attention attirée par la caméra. Il y a dans tous ces regards une énigme, un mystère qui est celui d'un monde que nous ne percevrons jamais de la même manière. Lorsque Cahen monte une série de photos de sa fille (Karine) de sa naissance à l'âge de ses six ans, il met encore en valeur son regard comme nécessaire réciprocité pour envisager l'altérité. Et si ce regard de la fillette est ce qui semble le moins évoluer, ces changements qu'apporte le temps dans l'apparence du sujet prouve le caractère volatile et éphémère de la perception. Tourné en Super 8, les Images du carnaval de Bâle retrouve cette opacité du Réel en se concentrant sur les masques et, toujours, ces regards tournés face à la caméra.

Avec la vidéo, le Réel pourrait se dévoiler de manière plus directe. C'est ce que suggère un certain prosaïsme qu'on trouve toujours chez Robert Cahen, une manière de prélever au loin (Sept visions fugitives) des paysages (Hong Kong Song) ou des corps au travail (Corps flottants). Mais le réalisateur travaille ensuite la matière même de l'image (ralentis, surimpressions, effets oscillographiques...) et du son pour distordre notre perception et montrer que le réel nous échappe : ce sont des paysages qui deviennent des corps et vice-versa (L'Étreinte, Sign), des villes se transformant en amoncellement abstrait de lumières, de sons, de mouvements...

Dans le très beau Corps flottants tourné au Japon, une voix-off épouse le point de vue d'un peintre cherchant à fixer sur la toile la réalité. Des images d'hommes et de femmes au travail tendraient à montrer un certain caractère immémorial des paysages et des gestes. Mais les très belles visions de ces corps nus dans l'eau très pure d'une source thermale donne un caractère plus « flottant » à cette réalité, presque onirique.

Cette dimension onirique, on la trouve dès les premiers films en pellicule de Cahen. Arrêt sur marche, par exemple, ne semble proposer que des images parfaitement anodines mais ces tableaux du quotidien finissent par acquérir une sorte d'étrangeté qui en font presque un rêve.

Juste le temps constitue peut-être la plus belle réussite de Cahen en la matière. On y voit d'abord des paysages défiler depuis les vitres d'un train. Une femme est seule dans un compartiment, un homme la rejoint. Par un jeu très savant de boucles, de ralentis, le réalisateur nous plonge dans un univers de plus en plus étrange. Les paysages extérieurs sont également soumis à une distorsion et deviennent lunaires et abstraits (un peu comme dans certains films de Jacques Perconte). Nous avons basculé du Réel au rêve, de la matérialité des choses à l'artifice du médium (le paysage n'est plus « réel », il n'est que la projection mentale de l'artiste).
C'est ce côté insaisissable de la représentation qui fait l'intérêt du travail de Robert Cahen. Les spécialistes de musique contemporaine seront plus à même que moi d'établir les liens que le réalisateur nouent entre les images et un univers sonore très élaboré. Mais sans l'être (spécialiste), on pourra apprécier la manière dont il nous fait basculer du prosaïsme (des sortes de carnets que Cahen rapporte de ses nombreux voyages) à un univers plus mystérieux et onirique.

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