La soif du noir
Agent 077 : opération sexy (1962) de Jess Franco avec Conrado San-Martin, Danick Pattison, Georges Rollin
Chasse à la mafia (1962) de Jess Franco avec Jean Servais, Fernando Fernan Gomez, Marie Vincent
Si l’on connait essentiellement Jess Franco pour ses films fantastiques, ses films érotiques et ceux où il mélange allégrement les deux, il ne faut pas oublier qu’il s’est aussi essayé à d’autres genres (aventures, espionnage…) et qu’il a notamment tâté du film noir. Les deux films que les éditions Artus nous permettent de (re)découvrir font partie de cette catégorie et ils pourraient réconcilier le cinéaste avec les plus obtus de ses détracteurs (les pauvres!) qui ne voient en lui qu’un tâcheron bâclant des œuvres fauchées. Sans être de « grands » films (nous sommes davantage dans un cadre de série B), ces deux titres témoignent d’un solide métier et d’un véritable sens de la mise en scène sous l’influence d’Orson Welles. La légende veut même que l’auteur de Citizen Kane ait choisi d’engager Jess Franco comme assistant sur le tournage de Falstaff après avoir vu Chasse à la mafia.
Les deux œuvres possèdent de nombreux points communs. D’abord d’être affublés de titres français trompeurs : Agent 077 : opération sexy n’est ni un film d’espionnage, ni un film sexy mais un film noir au titre espagnol beaucoup plus conforme à sa teneur réelle : La muerte silba un blues. Rififi en la ciudad, devenu en français Chasse à la mafia, se réfère directement au classique de Jules Dassin Du rififi chez les hommes où officiait déjà l’excellent Jean Servais. L’acteur y incarne une sorte de gangster reconverti en politicien véreux (il est en campagne électorale) mais sa bande ne relève pas à proprement parler de la « mafia ».
Autre points communs : les deux récits se déroulent dans des pays d’Amérique latine et les personnages évoluent souvent dans le cadre de night-clubs ou de luxueuses propriétés lorsqu’il s’agit des gangsters (Radek – Georges Rollin- dans Agent 077 : opération sexy, Maurice Leprince – Jean Servais- dans Chasse à la mafia). Ces décors offrent à Franco l’occasion de peaufiner des atmosphères moites, notamment en intégrant des plages musicales et chantées qui nous plongent dans l’univers de la nuit. Par ailleurs, comme précisé plus haut, le réalisateur rend des hommages évidents à Orson Welles, notamment à La Soif du mal. Dans les deux cas, on retrouvera une utilisation judicieuse de la profondeur de champ, un jeu constant sur les cadrages obliques ou insolites, un travail sur l’expressivité d’une photographie très contrastée… A ce titre, la scène d’ouverture d’Agent 077 sur un pont aux interminables lignes de fuite ou la scène de bagarre dans les escaliers de Chasse à la mafia constituent de remarquables exemples. Et on repérera quelques scènes avec des miroirs qui renvoient à La Dame de Shanghai.
© Artus Films
Les deux films reposent sur des intrigues assez similaires puisqu’il s’agit à chaque fois de vengeances contre des sortes de gangsters aux pouvoirs illimités. Dans Agent 077 : opération sexy, Radek a trahi les hommes qui travaillaient pour lui et épousé la femme de l’un d’entre eux. Voyant son passé refaire surface, il fait éliminer le deuxième individu tout juste sorti de prison. Mais Radek reçoit un jour un courrier de Castro (l’ex-mari prétendument décédé de son épouse Lina) qui lui fixe un rendez-vous… Nous ne dévoilerons pas la suite qui repose sur une révélation mais ce jeu de fausses pistes et de vengeance se retrouve dans Chasse à la mafia, adaptation d’un roman de Charles Exbrayat. Cette fois, un flic intègre (Miguel) tente de faire tomber l’homme politique et armateur Maurice Leprince, surtout depuis que son indicateur Juan a été tué dans de mystérieuses circonstances. Après avoir été passé à tabac par les hommes de main de Leprince, Miguel apprend que lesdits sbires sont tués un par un et que leur chef est menacé…
D’une certaine manière, Chasse à la mafia annonce Miss Muerte et la vengeance méthodique d’une « femme araignée ». Avec sa combinaison noire, ses gants noirs et ses meurtres commis au couteau, le vengeur masqué du film évoque également les criminels à venir du giallo. Par ailleurs, Franco prouve qu’il maitrise aussi l’art du suspense au sens où Hitchcock l’avait défini (le spectateur en sait toujours un peu plus que le personnage). La scène où Nina, danseuse et maîtresse du gangster, tente de récupérer une clé au cou de Leprince est un modèle du genre.
Sans être les films les plus personnels du cinéaste, Agent 077 et Chasse à la mafia prouvent que le talent de Franco a pu s’épanouir ailleurs que dans le fantastique et l’érotisme. Amoureux de la musique (il se filme en saxophoniste dans Agent 077), il travaille ses films autour de motifs similaires (la vengeance, le couple en crise…) et propose à chaque fois de nouvelles variations. En ce sens, il expérimente déjà ce que sera sa grande saga vampirique : une forme de ressassement obsessionnel et habité.