Divine Créature (1975) de Giuseppe Patroni Griffi avec Laura Antonelli, Terence Stamp, Marcello Mastroianni, Michele Placido, Tina Aumont

Visages du cinéma italien : 28- Giuseppe Patroni Griffi

On ne peut pas dire que Giuseppe Patroni Griffi bénéficie d’une grande reconnaissance en France. Romancier et surtout dramaturge (Rossellini porta une de ses pièces à l’écran en 1962 : Anima nera), cet aristocrate raffiné (il est issu d’une grande famille napolitaine) passe lui-même à la mise en scène en 1963. De son œuvre qui ne compte que six longs métrages et un téléfilm, on distinguera son adaptation de la célèbre pièce de John Ford Dommage qu’elle soit une putain en 1971 avec Charlotte Rampling et L’Enchaîné, drame érotique que diffusa jadis M6 en deuxième partie de soirée un dimanche soir et où jouera à nouveau Laura Antonelli.

Dans son article « Pour le nu » dans Une encyclopédie du nu au cinéma, Jean-Pierre Bouyxou cite Patroni Griffi aux côtés de Salvatore Samperi et Pasquale Festa Campanile, deux autres cinéastes mésestimés par la critique et qui s’illustrèrent dans la chronique de mœurs féroce. On notera aussi que Patroni Griffi s’inscrit dans un courant « rétro » qui connut un certain succès en Italie au cours des années 70 et 80 : Portier de nuit de Liliana Cavani, Scandalo de Samperi, La Clé de Tinto Brass… Ce courant se distingue du « film historique » en ce sens que les événements du passé (ici, l’Italie au sortir de la première Guerre Mondiale et la montée du fascisme) servent avant tout de toile de fond à des intrigues amoureuses compliquées et violentes. L’érotisme y a souvent la part belle et puisque nous avons évoqué la défense du nu par Jean-Pierre Bouyxou, examinons sa place dans Divine Créature. Dès le début du film, Laura Antonelli (j’imagine que l’adjectif « divin » n’a été inventé que pour pouvoir qualifier un jour cette actrice), apparaît nue face à son amant joué par Terence Stamp. Mais ce nu n’a rien d’érotique. Il est marmoréen et Patroni Griffi filme son actrice un peu comme Godard filmait Bardot au début du Mépris (la fixité du cadre en plus) : moins pour émoustiller le spectateur que pour interroger ce nu et la personne qu’il dissimule (si on me pardonne cet oxymore). Il s’agit à la fois de dévoiler crûment ce corps (parce que c’est aussi ce qu’attend le public) mais aussi, à travers cette pose picturale, de redonner du mystère à cette femme. Par la suite, le cinéaste ne dénudera quasiment plus jamais son actrice. Ce nu intégral inaugural caractérise assez bien les enjeux du film : d’une part, illustrer littéralement son titre puisque Manuela Roderighi est d’abord une magnifique image convoitée par trois hommes : son fiancé Martino (M.Placido), son amant aristocrate (Terence Stamp) et un marquis d’âge mur qui l’a autrefois agressée (Marcello Mastroianni). Mais ce corps trop vite offert, Patroni Griffi ne va cesser de le dissimuler à nouveau, comme la jeune femme ne va cesser de fuir les place où ces hommes veulent l’assigner. Le génie du jeu de Laura Antonelli tient à la manière naïve et généreuse dont elle semble toujours se donner tout en gardant cette part d’indécidabilité, de mystère et de fuite permanente. D’abord promise à un jeune homme avec qui elle semble s’ennuyer, elle devient la maîtresse du duc Di Bagnasco (Stamp).Elle paraît alors se transformer en femme amoureuse mais on réalise qu’elle possède un passé douloureux (une agression alors qu’elle n’avait que quinze ans) et qu’elle fréquente toujours son ancien agresseur. Di Bagnasco réalisera également qu’il lui arrive de se prostituer. Grave ou frivole, amoureuse sincère ou prostituée, Manuela est un personnage complexe et fuyant, qui jamais ne se laisse réduire à un rôle précis.

Pour peaufiner ce portrait, Patroni Griffi procède de manière assez littéraire, introduisant de nombreuses séquences par des citations (Pouchkine, Mallarmé, Proust, Baudelaire…). Si l’on ajoute à cela un soin tout particulier accordé à la composition de l’image et à la photographie (signée Giuseppe Rotunno, chef-opérateur réputé qui signa l’image du Guépard de Visconti et de nombreux Fellini), Divine Créature aurait pu vite se figer dans quelque chose d’assez académique. Mais le réalisateur évite cet écueil par un sens très sûr de l’ellipse et du raccord. A l’image de son héroïne dont l’existence semble parsemée de « trous », Giuseppe Patroni Griffi relie certaines séquences de manière très abrupte, introduisant de nombreux points de suspension dans sa narration. Un exemple parmi beaucoup d’autres : Manuela refuse catégoriquement la proposition de Di Bagnasco qui veut en faire sa maîtresse. Elle le quitte fâchée. Raccord. On la retrouve chez le duc et elle cède à ses baisers. Un autre très beau raccord dans le mouvement la montrera d’abord -au début du plan- dans les bras du marquis de Barra (Mastroianni) avant de terminer dans ceux du duc. Ces procédés stylistiques, loin d’être des coquetteries, introduisent de l’étrangeté dans le récit, des zones d’ombre et finissent par rendre opaque le personnage de Manuela. La fin, sur fond de montée du fascisme et de fêtes décadentes (comme un signal précurseur des Damnés de Visconti) laisse d’ailleurs un goût amer dans la bouche puisque un voile de noirceur tombe sur cette histoire.

Cette part d’ombre qui nimbe les individus que filme Giuseppe Patroni Griffi reste l’une des grandes qualités de cette œuvre qui donne envie de découvrir l’entière filmographie de ce cinéaste mésestimé.

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