Visages du cinéma italien : 33- les OVNI
L’Occhio dietro la parete (Voyeur pervers) (1977) de Giuliano Petrelli avec John Phillip Law, Olga Bisera, Fernando Rey
Unique réalisation (du moins, dans le domaine de la fiction) du comédien Giuliano Petrelli, Voyeur pervers vaut mieux que son titre français incitatif mais néanmoins terriblement racoleur. Le titre italien, signifiant à peu près « l’œil derrière le mur » rend davantage justice à une œuvre réellement inclassable. D’aucuns n’ont pas hésité à la rattacher à la tradition du giallo alors que le film est dépourvu du moindre meurtre (si on excepte celui de la scène d’ouverture mais nous allons y revenir) tandis que d’autres le réduisent à un « drame érotique » alors que ladite dimension érotique est finalement peu marquée. Certes, il y a bien des secrets nichés dans le passé et une sorte de machination qui s’inscrivent dans la tradition du thriller transalpin mais Petrelli semble situer les enjeux de son récit ailleurs.
Pour le dire de manière un brin schématique, Voyeur pervers est une sorte de variation tordue autour des thèmes abordés par Hitchcock dans Fenêtre sur cour. Ivano (Fernando Rey), vieil invalide, vit avec Olga (Olga Bisera) dans une vaste demeure bourgeoise. N’étant plus en mesure de satisfaire celle que l’on devine être sa jeune épouse, il a imaginé un dispositif voyeuriste assez effrayant. Par un système sophistiqué mêlant périscopes, jumelles et micros, il peut épier sans vergogne l’appartement qu’il loue à un jeune homme mystérieux (John Phillip Law, aka l’ange Pygar dans Barbarella de Vadim mais aussi Diabolik, héros éponyme du film de Bava). Désirant écrire mais n’ayant plus accès aux expériences que procure l’existence, Ivano convie Olga à se joindre à ses jeux pervers et la pousse à faire connaissance avec son locataire, afin de mieux cerner le personnage et inventer une véritable fiction.
Comme chez Hitchcock, la pulsion scopique se substitue à l’impuissance sexuelle du spectateur/voyeur. Incapable de faire l’amour à Olga, Ivano cherche à jouir par le regard et invente un dispositif qui lui permettra d’accomplir l’acte sexuel par procuration. Si le film de Petrelli intéresse, c’est qu’il ne se contente pas d’utiliser ce dispositif comme un gimmick permettant de dénuder à peu de frais moult demoiselles mais qu’il interroge véritablement le désir de voir du spectateur. C’est en ce sens que l’érotisme qui se dégage du film est très particulier et bien peu classique. Par exemple, il se concentre au départ sur… l’homme. Ivano et Olga commencent par épier Arturo alors qu’il se déshabille et fait ses exercices sportifs nu. Chose rare (surtout dans le cadre du cinéma dit d’exploitation), c’est l’homme qui est réifié et qui devient objet de désir. Plus tard, le couple assistera à ses ébats avec un homme noir musculeux, introduisant une dimension homoérotique dans le film assez étonnante. Arturo est un jeune homme étrange : le couple ignore ses sources de revenu, il ne fait rien d’autre que lire et écouter de la musique (le veinard !) et son comportement est toujours obscur et opaque.
En ce sens, le mystère qui l’entoure peut laisser supposer qu’il n’existe que comme projection mentale du « metteur en scène » Ivano. N’ayant plus accès aux corps des femmes, il s’invente un double à la fois très beau et qui exprime dans un même mouvement sa phobie de la gent féminine. C’est en tout cas ce qui peut expliquer la très troublante et mystérieuse scène d’ouverture du film. Face à une inconnue dans un train qui ne cesse de croiser et décroiser les jambes, révélant coquinement le haut de ses bas, Arturo se jette sur elle, lui arrache sa culotte et l’étrangle. Or cette scène n’aura par la suite plus aucune incidence sur le déroulé du récit, mis à part un très court flash-back. De la même manière, Petrelli termine ce passage par une coupe brutale que certains estiment liée à la censure mais qui, quoi qu’il en soit (je n’en suis pas persuadé), donne à ce moment des allures de fantasme malsain et fugitif. Arturo n’est probablement pas un tueur ni un violeur (ou alors la police italienne est particulièrement incompétente) : il est la projection d’un esprit tordu qui ne peut jouir que par procuration (d’où son désir de détruire l’objet de sa jouissance). Que Petrelli fasse d’Arturo un intellectuel pointu, féru du Séminaire de Lacan, dit bien sa volonté d’ausculter la psyché de l’être humain. La scène d’ouverture ne sera pas le seul moment coupé du réel d’un film entièrement axé autour du thème du voyeurisme. En effet, le couple Olga/Ivano se fait servir par un domestique : Octavio (José Quaglio), qui aime également reluquer sa patronne lorsqu’elle prend son bain et récolter quelques objets pour assouvir son fétichisme (sous-vêtements, poils pubien…). Or celui-ci agresse également une jeune fille qui se retrouvera, quelques temps plus tard, dans son lit, offerte et consentante. Là encore, ces scènes avec leurs brusques coupes finales (accentuant la frustration du spectateur qui ne serait venu que pour se rincer l’œil) apparaissent comme de purs fantasmes de la part d’un homme qui ne peut jouir que par l’œil.
Alors qu’il semble marcher sur les traces d’un certain cinéma d’exploitation racoleur, Voyeur pervers se révèle être un film mental explorant les désirs tordus d’un homme (le spectateur ?) impuissant. A ce titre, la belle scène d’amour qui finira par advenir entre Olga et Arturo évite les banalités d’usage, Petrelli parvenant à jouer sur un point de vue unique (celui d’Arturo), préférant le plan large et le clair-obscur au saucissonnage des corps. Mais comme on sait que le fantasme n’existe que par son inassouvissement, cet accouplement en signera immédiatement la destruction, non sans avoir dévoilé par la même occasion les terribles secrets de la nature d’Ivano. Nous ne révélerons pas la fin du film mais elle nous plonge dans les abîmes de l’âme humaine et s’avère particulièrement tordue.
Assez loin du giallo traditionnel et de la complaisance du cinéma érotique d’alors, L’Occhio dietro la parete s’avère être un OVNI étonnant, méditation pénétrante sur le voyeurisme et les désirs les plus secrets des spectateurs de cinéma.