Le Cinéma Quinqui d’Eloy de la Iglesia (coffret BR/DVD : 3 films, Artus Films)

Colegas (1982) avec Jose Luis Manzano, Antonio et Rosario Gonzales, Enrique San Francisco, Jose Luis Fernandez Eguia

El Pico (1983) avec Jose Luis Manzano, Andrea Albani, Enrique San Francisco

El Pico 2 (1984) avec Jose Luis Manzano, Andrea Albani, Jose Luis Fernandez Eguia

© Artus Films

Lorsqu’on évoque le cinéma espagnol post-franquiste, on songe d’abord à la « Movida » et à la figure haute-en-couleur de Pedro Almodovar. Exaltant l’exubérance et la joie de vivre, ce mouvement témoigne à sa manière des espoirs suscités par la fin de la dictature et la transition vers la démocratie. Mais les choses ne furent pas aussi simples que cela et l’Espagne subit au début des années 80 une crise sévère, aussi bien politique qu’économique : les classes sociales modestes se paupérisent, le chômage explose, l’insécurité et la criminalité progressent… Cette crise touche particulièrement les jeunes puisque comme le souligne David Didelot dans l’excellent livret qui accompagne les trois films, « 25% des 14/15 ans ne sont pas scolarisés…par manque de place dans les écoles ! ».

Le cine « quinqui », quasiment ignoré en France, naît dans ce contexte compliqué. Reprenant les préceptes du néo-réalisme italien, les cinéastes espagnols cherchent à représenter les dysfonctionnements sociaux de l’Espagne, centrant leur propos autour de la délinquance juvénile et des ravages de la drogue. Si certains films ayant eu droit à une sortie hexagonale peuvent être lointainement rattachés au genre (Qu’est-ce que j’ai fait pour mériter ça ? d’Almodovar, A coups de crosse de Vicente Aranda qui relève davantage du film noir), le seul « vrai » film quinqui que purent voir les spectateurs français de l’époque fut Vivre vite de Carlos Saura. Pour le reste, ils durent se contenter de sorties en VHS sous des titres fantaisistes, aussi incitatifs que racoleurs (El Pico devint L’Enfer de la drogue).

Eloy de la Iglesia fut l’un des représentants les plus talentueux de ce cinéma « quinqui ». Ayant débuté sous le franquisme, le cinéaste s’est d’abord inscrit de manière périphérique dans le « cinéma de genre » (expression très réductrice et n’ayant, au fond, pas grand sens) pour aborder ses thèmes de prédilection (la critique sociale, l’emprise, l’homosexualité…). On se souvient avant tout de l’extraordinaire Semaine d’un assassin mais on peut aussi citer ses fables étranges et sulfureuses qu’il réalisa après la mort du « caudillo » : Juego de amor prohibido ou encore La Criatura (où une grande bourgeoise s’éprend de son chien pour pallier sa frustration).

Avec Colegas (1982), il signe l’une des œuvres phares du cine quinqui. Situé dans les quartiers périphériques de Madrid où se dressent d’immenses barres d’immeubles au milieu de terrains vagues désaffectés, le film va s’intéresser à quelques jeunes gens entraînés dans la spirale de la délinquance. C’est, en effet, dans ce décor désolé qu’évoluent José, son ami Antonio et Rosario, sa sœur. José vit dans une famille pauvre et partage sa chambre avec ses deux frères tandis qu’Antonio et Rosario viennent aussi d’un milieu modeste. Qu’il s’agisse de montrer la promiscuité la plus sordide chez José (ses frères se masturbent sous les draps) ou les disputes familiales chez les deux autres, Eloy de la Iglesia joue la carte d’un réalisme cru, sans misérabilisme mais sans beaucoup de lueurs d’espoir. Le drame survient lorsque Rosario tombe enceinte de José. Les trois complices tombent d’accord sur la nécessité d’un avortement (qui était alors encore illégal en Espagne). Mais pour cela, il faut trouver de l’argent. Le cinéaste va donc suivre la trajectoire d’Antonio et José qui, de petites combines en missions plus compliquées, vont mettre le doigt dans l’engrenage de la délinquance et de la violence. Les deux jeunes gens jouent d’abord les gigolos dans des bains turcs mais l’expérience est un échec. Eloy de la Iglesia en profite néanmoins pour accentuer l’atmosphère homoérotique qui caractérisera souvent son cinéma. Il y a du Pasolini chez le cinéaste dans la manière de caresser les corps de ses éphèbes avec sa caméra, de les filmer la plupart du temps torse nu quand ce n’est pas plus… Grâce au frère de José (« El Pirri »), les deux garçons entrent en contact avec des trafiquants de drogue et jouent les mules entre le Maroc et Madrid. Ce sera ensuite un trafic d’enfant qui leur sera proposé…

Le tableau de l’Espagne et de sa jeunesse en rupture de ban que peint Eloy de la Iglesia est sombre et tournera même au tragique. Les adolescents désœuvrés du film n’ont aucun espoir de s’en sortir, sinon d’être remarqués par le cinéma. On notera que dans Colegas et El Pico, le cinéaste joue sur la mise en abyme en montrant un « genre » friand de corps et de gueules authentiques. Il y a dans ce cine quinqui une porosité entre le réel et la fiction qui décuple l’intensité de ces films. Avec sa chevelure blonde et sa dent en moins, José Luis Fernandez Eguia, aka « El Pirri » fut un véritable délinquant qui connut la prison et fut retrouvé mort, une seringue dans le bras, alors qu’il n’avait que 23 ans. Sinon, c’est la prostitution, le trafic de drogue, les petits braquages ou pire encore. Colegas navigue entre la description presque naturaliste du quotidien de ces jeunes gens (les salles de jeux vidéos où les personnages trainent leurs guêtres) et le fait divers tragique.

© Artus Films

On retrouve ce mélange dans El Pico. Le côté « fait divers » étant parfois un peu accentué par cette manière qu’a Eloy de la Iglesia de jouer avec certains codes du cinéma d’exploitation, offrant au spectateur des « émotions fortes » : gros plans sur les seringues s’enfonçant dans les veines, érotisme des corps (féminins et, surtout, masculins), explosions de violence. Le cinéaste ne recule devant aucune « scène choc », à l’image de cette femme droguée qui plonge la tétine de son bébé dans de la cocaïne, seul moyen qu’elle a trouvé pour le faire taire !

Cette fois, les deux jeunes héros du film ne sont pas issus des classes populaires. L’un (Paco), est le fils d’un capitaine de la garde civile tandis que l’autre a pour père un député de la gauche autonomiste basque (le film se situe à Bilbao). Amis proches, les deux jeunes hommes revendent de la drogue pour un dealer surnommé « le boiteux ». Mais ils sont également dépendants de l’héroïne et usent de divers stratagèmes pour en trouver.

Eloy de la Iglesia joue sur deux registres. Comme dans Colegas, il prend le pouls de la société espagnole et de ses dysfonctionnements. A travers le personnage, entre autres, de la jeune femme prostituée, le cinéaste souligne à quels points les expédients pour trouver de l’argent sont variés mais entraînent les personnages dans une spirale infernale : drogue, dépendance, délinquance, violence… Mais à ce tableau sombre d’une jeunesse perdue s’ajoute un arrière-plan politique et social explosif. D’un côté, Iglesia montre un état en crise, où règne la corruption et où la police aimerait retrouver le pouvoir de coercition qu’elle avait sous Franco. De l’autre, il est question de l’autonomie basque, des attentats et d’un pays connaissant alors de vives tensions.

Que les fils de ces deux hommes opposés sur l’échiquier politique se rapprochent permet au cinéaste d’inscrire El Pico dans le registre du mélodrame. Aussi réaliste soit-il, le récit a souvent recours à des ficelles mélodramatiques qui fonctionnent plutôt bien : la mère en phase terminale d’un cancer que le fils soulage en lui faisant sa piqûre de morphine, les déchirements familiaux lorsque Paco annonce à son père qu’il est dépendant… Mais la dimension la plus mélodramatique vient peut-être avant tout du personnage du sculpteur homosexuel joué par l’étonnant Enrique San Francisco, grand échalas blond affublé d’un nez interminable et d’yeux globuleux. L’homme décide effectivement de « sauver » Paco et de le recueillir chez lui afin qu’il se désintoxique. Naît alors une amitié particulière où le désir de l’un n’est pas partagé par l’autre. Peut-on y voir un double d’Eloy de la Iglesia qui fait également un petit caméo en cinéaste qui achète de l’héroïne aux jeunes dealers ?

Face au succès du film, Eloy de la Iglesia entreprend une suite située, cette fois, à Madrid. Nous ne révélerons pas tous les drames qui marquèrent la jeune existence de Paco mais il cherche désormais à refaire sa vie. Un journaliste trop curieux entreprend de lever le voile sur les zones d’ombre de la vie du garçon et parvient à le faire envoyer en prison. Sur place, il fait la connaissance d’autres détenus, « Président » et « Pirri » qui vont le faire replonger dans la consommation d’héroïne.

© Artus Films

El Pico 2 est une suite directe où Eloy de la Iglesia accentue les côtés un peu crapoteux du premier volet. L’univers carcéral est décrit de manière plus folklorique (les prisonniers semblent avoir tout ce qu’ils veulent à porté de main, qu’il s’agisse d’argent, d’armes ou de drogue) et joue sur les codes du « film de femmes en prison » mais au masculin : bagarres viriles, agressions au couteau, viols… Le cinéaste exhibe, non sans une certaine complaisance, un transsexuel doté d’une poitrine très féminine mais bien velue… Bref, on est parfois plus du côté du cinéma d’exploitation que du néo-réalisme auquel on songe souvent avec le cine quinqui.

Une fois sorti de prison, Paco se retrouve dans la spirale infernale de la drogue (il a d’ailleurs retrouvé sa compagne prostituée). Le film s’inscrit dans la veine (si j’ose dire !) du filon en croquant avec talent une jeunesse flirtant avec la délinquance et la violence. A côté de ça, il pose sur la société espagnole un regard assez critique et désabusé : manigances pour faire sortir de taule le rejeton d’un haut fonctionnaire, influence néfaste de la presse…

Au cœur du récit, la relation conflictuelle entre un père et son fils qui vire à la tragédie tandis qu’une fin ironique nous fait songer à un éternel retour du semblable.

Sans être le plus intéressant des trois films de ce coffret Eloy de la Iglesia, El Pico 2 témoigne une fois de plus de la singularité d’un auteur surfant entre deux « vagues » du cinéma (un cinéma d’auteur en prise avec la réalité de son pays et un cinéma d’exploitation plus « sensationnaliste ») tout en parvenant à les réconcilier avec talent et style.

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