La Bambina (1974) d’Alberto Lattuada avec Therese Ann Savoy, Gigi Proietti, Irène Papas

Visages du cinéma italien : 39- Alberto Lattuada

Alberto Lattuada est un cinéaste à part dans l’histoire du cinéma italien. A bien des égards, on peut le rattacher à une certaine tradition classique puisqu’il débute dès les années 40, co-réalise avec Fellini Les Feux du music-hall, et se distingue grâce à certaines adaptations littéraires raffinées : Le Manteau d’après Gogol, La Steppe d’après Tchekhov… Très vite, un des thèmes favoris du metteur en scène apparaît : celui de l’éveil des sens chez les jeunes filles. Cette inclination donne naissance dans les années 60 à de beaux films délicats lui permettant de mettre en valeur de sublimes actrices, qu’il s’agisse de Catherine Spaak dans Les Adolescentes (1960) ou Jacqueline Sassard dans Guendalina (1957). L’évolution des mœurs aidant, le cinéma de Lattuada va prendre une coloration érotique de plus en plus marquée et croiser, avec des films comme La Bambina, La Fille ou La Cigala, les excès de la « teensploitation » italienne des années 70. Le terme est suffisamment explicite pour qu’on n’y revienne pas en détail mais citons quelques titres de cette décennie où l’adolescence est sexualisée de manière plutôt allusive (Nenè de Samperi) ou beaucoup plus frontale : L’Immoralita (Massimo Pirri, 1978), Piccole Labra (Mimmo Cattarinich, 1978) ou encore ce point de non-retour inimaginable aujourd’hui, Maladolescenza (Pier Giuseppe Murgia, 1977). Notons cependant tout de suite que, contrairement au dernier titre cité, si l’héroïne incarnée par Therese Ann Savoy (qu’on reverra ensuite dans le Salon Kitty et le Caligula de Tinto Brass) est censée fêter sous peu ses seize printemps, l’actrice était quant à elle majeure et vaccinée.

La Bambina débute sous les auspices de la comédie à l’italienne. Lattuada s’était déjà essayé à la féroce satire des mœurs (Venez donc prendre le café chez nous) et montre ici un avocat véreux cherchant à accaparer les propriétés foncières de la comtesse Raimonda Spina (Irène Papas) au sud de l’Italie afin d’y construire un complexe touristique pour de riches vacanciers. Si la comtesse fait mine d’entrer dans le jeu de Mazzacolli, c’est pour mieux rouler à son tour l’avocat qui avait proposé par ailleurs d’épouser sa fille Clotilde. Or il se trouve que cette adolescente souffre d’une déficience mentale et qu’elle se comporte littéralement comme une petite fille.

Clotilde, objet de transaction entre divers partis, est dans un premier temps le révélateur d’une aristocratie décatie et d’une classe affairiste corrompue, qui ne songe qu’à l’appât du gain. De manière très ironique, Lattuada filme son « entrée dans la société » le temps d’une soirée où la jeune femme soulève sa jupe et pisse sur le sol sous les regards gênés des convives. Avec son innocence de gamine (elle ne possède pas les facultés mentales d’une adolescente de son âge), elle contraste avec l’ignominie des personnages qui gravitent autour d’elle et qui vont en faire un pur objet (Mazzacolli et un de ses visqueux complices, Don Amilcare de Loyola, la reluquent par la fenêtre pendant qu’elle fait sa toilette).

La convoitise qu’elle suscite est néanmoins, dans un premier temps, d’ordre pécuniaire. L’avocat décide, en effet, d’enlever Clotilde et d’organiser une mise en scène où il apparaîtra comme le sauveur de la jeune fille, ce qui devrait lui valoir ensuite les bonnes grâces de sa mère. Mais les choses ne se déroulent pas comme prévues puisque Clotilde, qui manifeste un appétit sexuel presque primitif, entraîne Mazzacolli dans des jeux érotiques auxquels il succombe avec ravissement.

Une des caractéristiques du cinéma de Lattuada est de montrer des relations charnelles en dehors de toute notion de péché ou de diktats sociaux. L’amour passionnel qui se noue entre Mazzacolli et Clotilde est frappé du sceau d’une certaine innocence. De manière assez frappante, le cinéaste rejoue la scène du début du film lorsque Clotilde urine sur son amant tout en jouant avec lui, grimpée sur son dos. L’homme prend la chose avec sourire et considère même avec émerveillement l’étron qu’elle défèque dans la foulée (oui, je rappelle que nous sommes dans les années 70 et le cinéma ne recule devant rien !). Au-delà de l’outrance de la situation, Lattuada cherche à renouer avec un certain état de nature, en-dehors de toute notion de Bien et de Mal, de bon ou de mauvais goût.

En ce sens, il est de plain-pied dans son époque avec tout ce que cela suppose d’excès. Tandis qu’un Guy Hocquenghem militait pour les amours « mixtes » (comprendre : entre personnes de mêmes sexes mais également entre personnes de différentes couleurs de peau, de différents âges – adultes/enfants-…), Lattuada reprenait à son compte une certaine utopie sexuelle fouriériste où les relations charnelles s’épanouiraient en-dehors de toutes considérations morales. Si cette remise en question des dogmes sociaux et religieux (une scène de prière au début du film rappelle le poids de l’église) est tout à fait salutaire, elle fait l’impasse sur une notion primordiale : celle du consentement. Et il est devenu heureusement évident que si les enfants possèdent une sexualité, celle-ci est rigoureusement incompatible avec celle des adultes et qu’il ne peut jamais y avoir « consentement » dans ce cas de figure. Dans le cas de La Bambina, ce qui dérange n’est pas tant l’âge de l’adolescente (qui n’est plus une enfant) mais son aliénation mentale qui ne lui permet sans doute pas d’émettre un désir en toute connaissance de cause. Son comportement est celui d’une toute petite fille et Lattuada accentue cet aspect avec un Mazzacolli qui agit « comme un père » (qui pourrait être une traduction possible du titre original du film : Le farò da padre) en la séchant à la sortie du bain, en lui donnant à manger, en lui essuyant la bouche… Cette dimension quasiment incestueuse n’est pas pour rien dans le malaise que peut provoquer La Bambina (précisons que ce n’est pas forcément un reproche puisque l’art existe aussi pour déranger).

Mais pour autant, elle permet aussi à Lattuada d’opposer un amour « pur » (l’avocat abandonnera tout pour Clotilde) à celui corrompu que tolère la société : ce sont les mains aux fesses systématiques que Mazzacolli et son complice Peppe se permettent avec la petite domestique des lieux (Lina Polito), c’est la tentative de viol de Peppe sur Clotilde qui réifie à nouveau l’adolescente ou encore Loyola qui félicite l’avocat d’avoir trouvé la compagne idéale, pur objet sexuel qui ne parle pas, ne se plaint pas et ne fait pas de scènes (comprendre : « comme toutes les femmes »).

Et si l’on met de côté les excès liés à l’époque, on pourra même trouver très touchante cette fin où Lattuada offre enfin à ses personnages la possibilité d’un avenir en commun.

Retour à l'accueil