Vies parallèles
Priscilla (2023) de Sofia Coppola avec Cailee Spaeny, Jacob Elordi
Lorsque Priscilla rencontre Elvis en Allemagne à la fin des années 50, difficile de ne pas songer au couple que formaient Charlotte (Scarlett Johansson) et Bob (Bill Murray) dans Lost in Translation : même décalage par rapport à l’environnement de deux êtres évoluant loin de chez eux et une différence d’âge certes moins marquée (seulement dix ans d’écart) mais qui frappe autant dans la mesure où Priscilla est très jeune (14 ans). Qu’on songe d’emblée à ce (beau) film est plutôt une bonne nouvelle dans la mesure où Sofia Coppola était une cinéaste qui ne cessait de décliner et de nous décevoir, entre l’incommensurable vacuité de The Bling Ring ou la nullité des Proies. Priscilla nous réconcilie un peu avec elle, même si, au bout du compte, l’œuvre ne s’avère pas totalement aboutie et un peu bancale.
Pour le dire très vite, là où Lost in Translation séduisait par son équilibre entre les deux points de vue (l’homme et la femme), Priscilla échoue lorsque Coppola tente de s’éloigner (la dernière partie du film) du point de vue unique qu’elle avait d’abord adopté.
Dans un premier temps, la réalisatrice parvient à renouer avec ce qu’elle sait faire de mieux : le portrait d’une jeune fille qui s’ennuie, cloîtrée dans sa prison dorée. En ce sens, Priscilla ne dépareille pas dans la galerie de ces personnages désœuvrés qui compte les sœurs de Virgin Suicides, Charlotte dans Lost in Translation ou encore Marie-Antoinette. Le temps d’une très belle scène, Sofia Coppola cadre en gros plan Priscilla pendant un dîner de retrouvailles. Elle occupe tout le cadre mais elle est pourtant isolée tandis que la vie semble s’être exilée dans le hors-champ (les rires des hommes qui mangent et paradent). Elle est alors réduite à un simple visage souriant, réifiée parmi les autres objets qui constituent son environnement à Graceland. Toute cette première partie est assez forte, avec un Elvis qui reste (relativement) longtemps hors du cadre (on n’entend que sa voix au téléphone) et des journaux qui donnent des nouvelles inquiétantes (ses liaisons présumées avec Nancy Sinatra ou Ann-Margret). Sofia Coppola filme alors le désœuvrement de sa jeune héroïne, un sentiment de vide et d’incomplétude. Si Priscilla exprime parfois des désirs (notamment sexuels), elle est renvoyée à son statut de précieux bibelot. Les précautions que prend Elvis avec elle au début, que l’on peut prendre pour du respect, se révèlent vite traduire une vision très conservatrice d’un idéal frelaté de la femme au foyer asexuée. Cailee Spaeny, ça a beaucoup été dit mais ça mérite d’être répété, est formidable dans le rôle de Priscilla, rayonnant d’une lumière et d’une intensité rares derrière l’aspect lisse de son visage parfait. Après Kirsten Dunst et Scarlett Johansson, Sofia Coppola confirme son talent de directrice d’actrices.
Là où le bat blesse, c’est lorsque elle abandonne plus ou moins ce point de vue unique pour offrir à Elvis un rôle plus conséquent (notamment à partir de la grossesse de Priscilla). A ce moment, la cinéaste se montre incapable de rééquilibrer les deux points de vue et fait de la star du rock une sorte de silhouette monolithique sans intérêt. Jacob Elordi, sans doute choisi pour sa ressemblance avec le chanteur, se montre incapable de donner un peu d’épaisseur à cette icône filmée comme telle (ce plan de dos à la fin d’un concert, silhouette déhanchée devant un parterre de spectateurs invisibles, noyée dans la lumière aveuglante des projecteurs). Il ne s’agit pas de reprocher à Sofia Coppola de ne pas donner suffisamment de place au personnage masculin mais, au contraire, de lui en donner trop sans trop savoir quoi en faire : ni vraiment objet de désir (le Presley de Coppola est loin d’avoir la sensualité animale du modèle), ni vraiment le salaud que la cinéaste voudrait parfois faire advenir (le moment où il balance une chaise à quelques centimètres de la figure de son épouse) : il est tout simplement fade et inexistant.
Priscilla, dans sa dernière partie, retrouve alors les rails beaucoup plus convenus du « biopic » et perd de sa singularité. Elvis, beaucoup plus présent à l’image, n’est désormais plus envisagé que comme un épouvantail qui tient dans ses griffes son joli objet et qui permet de souligner un peu scolairement les intentions de la cinéaste. Et cette incapacité à construire un « vrai » personnage masculin fait que de manière très pragmatique, le spectateur se demande pourquoi Priscilla reste avec lui (surtout qu’elle le quittera avec une déconcertante facilité) et surtout, qu’est-ce qui les a lié ? Est-ce l’amour ? Le désir (chez Coppola, il est toujours édulcoré et réduit à des idéaux de midinette attendant le prince charmant) ? L’attrait pour le luxe et le pouvoir (question jamais envisagée) ? Concentrée sur l’ennui de son héroïne, Coppola se montre incapable de faire surgir un soupçon d’ambiguïté et c’est ce qui finit par donner cet aspect mi-figue, mi-raisin à son œuvre ; à la fois sensible et singulière dans sa première partie, beaucoup plus convenue et vaine dans la seconde.