Visage(s) du cinéma italien : 41- le film de cannibales
Le Dernier Monde cannibale (1977) de Ruggero Deodato avec Massimo Foschi, Me Me Lei, Ivan Rassimov
Fin des années 70, le « mondo movie » -pseudo-documentaires sensationnalistes situés dans des contrées lointaines et permettant, sous couvert d’ethnographie, de montrer des pratiques violentes, extrêmes et d’agrémenter le tout de nudités et d’érotisme- est en perte de vitesse et va peu à peu laisser place aux films de cannibales. En effet, cette sous-catégorie très spécifique du cinéma d’horreur, essentiellement italien, va reprendre à son compte certains traits du « mondo » (exotisme, goût pour les peuplades reculées, principe de « réalité » avec beaucoup de guillemets) pour les exacerber dans des fictions extrêmement gore et grand-guignolesques.
On fait généralement remonter cette tradition au Cannibalis, au pays de l’exorcisme (1972) d’Umberto Lenzi qui est, en fait, davantage un film d’aventures classique. Alors que Joe d’Amato confronte son héroïne fétiche à des cannibales en 1977 (Emanuelle et les derniers cannibales), Ruggero Deodato signe la même année, avec Le Dernier Monde cannibale une sorte de coup d’envoi d’un genre qui se caractérisera par tous les excès et dont Cannibal Holocaust (du même auteur) constituera l’acmé.
Le film débute de manière assez classique et relève d’un cinéma d’aventures exotiques dans lequel Deodato s’est illustré à ses débuts (Gungala, la panthère nue) avec une petite équipe qui survole la jungle et doit se poser en catastrophe. Très vite, certains membres de l’équipage disparaissent et l’unique (?) survivant doit affronter une tribu de cannibales particulièrement belliqueuse. Sans relever directement de l’esthétique du « mondo » (Cannibal Holocaust, avec son faux documentaire trouvé, y fera plus songer), Le Dernier Monde cannibale en conserve certains traits. De manière anecdotique, ce sont les cartons qui ouvrent et concluent le film en nous le présentant comme une histoire vraie. Mais on les retrouve aussi dans le goût affiché pour un certain exotisme bien caricatural (les indigènes sont des sauvages), les pratiques extrêmes (le fantasme des derniers cannibales) et cette volonté de « faire vrai » qui passe ici par l’une des caractéristiques les plus odieuses du genre : les meurtres véritables d’animaux. Avant la fameuse (et répugnante) séquence de la tortue dans Cannibal Holocaust, nous aurons droit ici à la mise à mort et au dépeçage d’un alligator en gros plans et quelques autres animaux seront hélas bien malmenés (un boa, par exemple).
Pour le reste, le gore relève du grand-guignol et Deodato pousse déjà le bouchon assez loin : outre la séquence de cannibalisme final où la caméra s’attarde longuement sur l’éviscération de la pauvre victime, on aura le droit à un homme dont le bras lacéré est offert aux fourmis, à un accouchement au bord d’une rivière durant lequel la mère coupe le cordon ombilical avec les dents avant de jeter le nourrisson en pâture à un crocodile (je vous rassure, on ne voit quand même pas ce forfait : Deodato se contentant de « stock shots » maladroits sur le reptile)…
Il manque malgré tout dans ce film une certaine distance que saura apporter Cannibal Holocaust. En effet, aussi crapoteux soit-il, celui-ci proposera une vraie réflexion sur le regard colonial et une mise en abyme de notre désir de spectateur d’en voir toujours plus. Bien sûr, Deodato le fait de façon extrêmement racoleuse et complaisante mais d’une certaine manière, il interroge aussi les (nos) limites de la représentation. Avec Le Dernier Monde cannibale, Deodato se contente de signer un récit d’aventures et de survie sans grand génie et pas très palpitant. Finalement, ce qui rend le film curieux, c’est la manière dont il coche systématiquement toutes les cases de ce qu’il est désormais rigoureusement interdit de faire au cinéma (ce n’est pas forcément un regret : juste un constat) :
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Des maltraitances (doux euphémisme) envers les animaux (nous en avons déjà parlé)
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Un regard extrêmement ethnocentré, faisant de tout être humain ne ressemblant pas à un occidental un sauvage totalement primitif, arriéré et barbare.
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Des violences envers les femmes. Si on n’atteint pas le niveau de Cannibal Holocaust qui multiplie les scènes de viol, il y en aura un ici assez brutal. D’autant plus que la victime, une fois le crime consommé, changera d’attitude envers son agresseur et se montrera… une parfaite petite femme au foyer en lui préparant un véritable repas au cœur de la jungle.
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Des gamins filmés nus sans vergogne (c’est une des règles du « mondo » : lorsqu’on filme les habitants de pays lointains, la nudité n’est plus taboue et devient « naturelle »), qui vont même jusqu’à pisser sur le héros prisonnier. Qu’on n’aille pas prêter de mauvaises intentions à Deodato : jamais il ne les « sexualise » (comme on le dit dans notre mauvais jargon contemporain) mais même sans ambiguïté (après tout, le mal se niche souvent et surtout dans l’œil de celui qui se dit choqué et qui veut interdire), je ne suis pas certain que ce genre de choses serait admis aujourd’hui.
Tout cela rend paradoxalement le film assez attachant, comme le témoignage d’un monde à jamais révolu et d’un cinéma délibérément forain, qui se permettait alors toutes les audaces et tous les excès. Si ceux autour du « snuff animal » sont inadmissibles et dégueulasses (on ne les regrettera pas), les autres relevant de la pure fiction font sourire. D’autres pousseront le bouchon encore plus loin (Cannibal Ferox de Lenzi, Anthropophagous de Joe d’Amato…) mais Le Dernier Monde cannibale reste malgré tout un fleuron de cette parenthèse cannibale du cinéma bis italien.