Si l’on excepte des dates de sortie quasiment concomitantes, quels points communs peut-on trouver entre un court essai de Leos Carax, le dernier Pixar et The Bikeriders de Jeff Nichols ? Au-delà de leurs différences criantes et des systèmes de production sans commune mesure dans lesquels ils évoluent, ces trois œuvres partagent la même volonté de revisiter une mythologie qui leur est propre. C’est ce qui fait à la fois leur beauté mais également leurs limites.

© Les Films du Losange

Prenons l’exemple de Carax. C’est pas moi est, à l’origine, une commande du centre Pompidou pour une exposition qui, finalement, n’a pas eu lieu. Pour le cinéaste, il s’agissait de répondre à la question « Où en êtes-vous, Leos Carax ? » En 42 minutes, il tente une sorte d’autoportrait en marchant sur les plate-bandes de Jean-Luc Godard (dont l’exposition plus ou moins avortée au Centre Pompidou avait également donné lieu à des films). Si l’auteur du Mépris fait partie des références évidentes de Carax, il revisite ici la mythologie de ses essais, quitte à friser le plagiat : voix sépulcrale, extraits de ses propres films (comme dans Histoire(s) du cinéma), réflexions qui se veulent très profondes sur l’Histoire (avec un grand H), les références incontournables aux camps de concentration, le devenir de l’Image (avec un grand I)… Du film, on dirait volontiers que sa fameuse dernière séquence post-générique en constitue le plus parfait symptôme. En effet, on le sait désormais, Carax refait le célèbre travelling de Mauvais sang (avec Modern Love de Bowie en musique de fond) avec la poupée d’Annette. Le spectateur est alors partagé entre un certain plaisir de revoir une scène adorée et l’irritation devant un procédé un peu mécanique (l’humain devenant d’ailleurs figurine). Et tout est de cet ordre : aux éclairs de beauté assez fulgurants (Carax qui filme sa fille jouant du Michel Legrand au piano comme un médaillon surimprimé sur un ciel orageux) succèdent des passages plus artificiels voire mesquins (que vient foutre Polanski dans cette galère, si ce n’est comme prétexte facile pour Carax d’afficher sa vertu comme une légion d’honneur ?). Carax n’est pas un grand penseur mais il reste un créateur d’images hors-pair. Les deux cohabitent de manière parfois déséquilibrée dans C’est pas moi. S’érigeant en dernier témoin d’un cinéma en voie de disparition, avec ce côté agaçant du disciple de Godard intransigeant, Carax parvient néanmoins à s’extirper de ce rôle de « penseur » pour nous offrir quelques grands moments de cinéma (par le montage, le télescopage des plans et leur friction…). Ce n’est pas rien même si l’ensemble déçoit un peu.

© Pixar

Vice-versa 2 de Kelsey Mann revisite forcément une certaine mythologie puisque le film est une suite. Nous retrouvons donc la jeune Riley et ses « émotions » que l’on voit cohabiter dans son « quartier cérébral ». Mais aux cinq émotions primaires du film originel (la joie, la colère, la peur, le dégoût et la tristesse) s’ajoutent celles qui débarquent au moment d’une étape forcément importante de l’existence humaine : la puberté. Arrive donc anxiété, celle qui semble dominer toutes les autres, accompagnée d’embarras, d’ennui et d’envie. L’astucieuse idée comportementaliste (comment nos émotions guident nos pas dans l’existence) du premier volet de la saga est à nouveau exploitée dans le cadre d’un scénario un poil linéaire : Riley veut intégrer une équipe de hockey et est prête à tout pour y arriver, quitte à trahir ses meilleures amies.

Soyons honnête : de cette nouvelle émotion qui surgit de manière précoce (nostalgie) à la « banane à outils » en passant par « ennui », formidablement doublé par Adèle Exarchopoulos, le film regorge de bonnes idées et, globalement, on passe un bon moment d’autant plus que l’excellence en matière d’animation de Pixar n’est plus à démontrer. On regrettera cependant, une fois de plus, le côté très émollient de l’ensemble (pour être une « personne bien », il faut savoir laisser cohabiter toutes ses émotions contradictoires) et finalement assez lisse. Avec l’arrivée de la puberté, on aurait pu imaginer, par exemple, une personnification de la libido qui aurait pu permettre quelque chose de plus grinçant, même dans les limites d’une œuvre destinée avant tout à la jeunesse. Là, l’adolescence est réduite à quelques coups de gueule, une mèche colorée rouge et à des sentiments finalement très édulco(lo)rés. Enfin, on retrouve ce qui gênait déjà dans le premier Vice-versa : cette manière très cybernéticienne de réduire la psyché de l’individu à des émotions sommaires et catégorisables. L’homme n’est finalement qu’un ordinateur répondant à des commandes assez basiques. Ce postulat permet certes aux studios Pixar d’inventer de nombreux gags mais il témoigne également de ce rétrécissement imposé à l’imaginaire, au rêve, à l’inconscient et à une certaine magie (on se souvient d’ailleurs comment Pixar « monétisait » les émotions comme la peur et le rire dans Monstres et Cie, devenues les principales rouages d’une grande entreprise) ; bref, tout ce qui échappe à cette « informatisation » du monde et de l’individu.

© Focus Feature, LLC

La mythologie que revisite Jeff Nichols dans The Bikeriders est celle des motards et autres blousons noirs à la fin des années 60. S’inspirant d’un livre de photos, le cinéaste nous plonge dans un gang de motards à travers le témoignage de Kathy (Jodie Comer) qui a épousé la tête brûlée Benny. Entre le désir d’une liberté irréductible (celle héritée du Kerouac de Sur la route) et l’héritage de Marlon Brando dans L’Équipée sauvage, nous suivons l’évolution de ce clan motorisé par les yeux d’une jeune femme qui constate que son mari tient davantage à son engin qu’à elle. Dans un premier temps, Jeff Nichols parvient parfaitement à s’intégrer dans cette mythologie et même sans être fan de moto (ce qui est le cas de votre serviteur), on est happé par son sens de la mise en scène (sa manière d’inscrire les personnages dans le paysage, de filmer la route est vraiment très belle) et par un récit parfaitement mené. Le problème, c’est qu’une fois circonscrit le contour de ce groupe et l’idée d’un héritage à transmettre (sans doute l’une des lignes les plus émouvantes du film, qui le place dans la lignée de Mud), The Bikeriders s’embourbe un peu et fait du surplace. Même si quelques événements font mine de relancer la machine (la mort d’un motard, un pique-nique géant, les conflits de génération…), le récit peine à dépasser ce côté mythologique et anecdotique que lui imprime alors Jeff Nichols, bande sonore ad hoc (Cream, Dylan, Van Morrison…)… Au fond, il n’y a pas vraiment d’évolution dans le film, comme en témoigne le personnage qu’incarne Jodie Comer. L’actrice n’est pas en cause mais jamais on ne croit vraiment à cette relation amoureuse qui unit Kathy à Benny. Jamais, pour prendre un simple exemple, on ne les voit s’embrasser. A aucun moment on ne sent cet amour qui devrait les unir au-delà de leurs regards très différents sur l’existence (Benny est un « rebel without a cause » qui choisira toujours la moto à une vie familiale). Qu’est-ce qui les pousse à rester ensemble ? le film ne donne pas le début du moindre indice. De la même manière, en abordant de façon assez traditionnelle (c’est le ressort de tous les films de mafieux) le passage d’une génération à une autre, d’une mythologie qui se délite au profit d’un vrai gangstérisme (la nouvelle génération se drogue et se rallie au banditisme) ; le cinéaste retrouve des chemins au fond assez balisés et il n’en tire pas grand-chose. Si l’on sent ce qui a pu lui plaire dans ce récit (l’idée d’un espace à défendre et réinventer de manière à la fois collective et minoritaire), il ne parvient pas complètement à se défaire de la mythologie dans laquelle il s’inscrit et la rendre plus personnelle. Le résultat est loin d’être déshonorant (le film se regarde sans ennui) mais il paraît difficile de taire la petite frustration qui nous saisit au regard d’une première partie assez enthousiasmante.

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