Visage(s) du cinéma italien : 50- Valerio Zurlini
Des filles pour l’armée (1965) de Valerio Zurlini avec Anna Karina, Marie Laforêt, Tomas Milian, Lea Massari, Mario Adorf
Au cœur du cinéma italien, Zurlini reste un cinéaste un peu à part. Pendant longtemps ignoré ou presque (réduit à son adaptation du Désert des tartares de Buzzati), il a été réévalué depuis quelques années, notamment grâce à la redécouverte de films comme Été violent ou La Fille à la valise. Il n’en demeure pas moins un cinéaste discret, attaché à la psychologie de ses personnages et à un malaise existentiel qui culminera dans Le Professeur avec Alain Delon.
Des filles pour l’armée se situe en 1941 en Grèce, lors de l’occupation du pays par l’armée mussolinienne. Dépité par le spectacle de désolation meurtrière auquel il assiste, le lieutenant Martino (Tomas Milian, à mille lieues de ses rôles de péons extravagants chez Sollima) demande à être réaffecté. Son colonel lui confie alors une mission : convoyer un groupe de douze prostituées vers l’Albanie et en déposer régulièrement quelques-unes au cours du trajet afin de garnir les bordels destinés à maintenir le moral des troupes.
On pourrait imaginer, à partir de ce point de départ, assister à une sorte de nouvelle version du Convoi de femmes de Wellman en période de guerre, avec la description d’un véritable petit microcosme (la petite communauté investit à un moment donné un train à l’abandon) et une série de portraits truculents. Or Zurlini ne choisit pas cette direction. Certes, il s’attache au caractère de chacune de ces prostituées, de la plus insouciante (Anna Karina, qui affiche toujours une joie de vivre qu’elle tente de transmettre à ses camarades) à la plus fragile (Marie Laforêt, confite dans la haine de cette armée qui la contraint à se vendre et la nie comme individu) en passant par celle, toute jeune, qui n’a pas ses papiers en règle et que le sergent Castagnoli (Mario Adorf) cherche à refourguer à bon prix en misant sur l’appât de la « chair fraiche ». Zurlini témoigne toujours d’une profonde empathie pour ces femmes qui paient de leurs propres corps la folie des hommes et qui doivent se vendre pour subsister face à la misère.
Mais au fond, Zurlini s’intéresse moins à ces femmes (le rôle de Lea Massari, par exemple, est assez accessoire) qu’aux atermoiements psychologiques de son lieutenant. Spectateur passif d’une situation qui le dégoûte, il est confronté au spectacle de l’effondrement des valeurs et de l’absolue médiocrité de la nature humaine. Un supérieur qu’il croise dans un bordel lui intime l’ordre d’oublier toute hiérarchie en précisant que dans ce lieu, les hommes sont tous de semblables porcs. Et c’est cette idée de l’homme régit uniquement par ses pulsions animales qui prédomine pendant tout le récit. A divers moments, Martino sera confronté à des situations où il tente d’intervenir sans pour autant parvenir à infléchir vraiment le cours des événements. Il s’oppose, par exemple, à un major qui fait le trajet avec eux mais qui oblige le convoi à s’arrêter, uniquement pour son propre plaisir et s’octroyer du bon temps avec l’une des filles. L’altercation a bien lieu mais pourtant, tout ce passe comme si Martino n’avait aucune prise sur le monde et qu’il y avait toujours une distance entre ses propres principes (à sa manière, il essaie toujours de protéger les filles) et la réalité environnante. Lors d’une belle scène de dialogue entre lui et la prostituée incarnée par Anna Karina, le cinéaste prend soin de placer au centre du plan une sorte de gros poteau qui fait évoluer les deux personnages dans deux espaces différents, cloisonnés qu’ils sont dans leurs propres « prisons ». Ce mal-être au monde, on le retrouve souvent chez Zurlini, notamment dans Le Professeur. La révolte que l’on sent bouillir chez Martino s’estompe toujours face à un sentiment d’impuissance qui éclatera lorsque le major décide d’achever une prostituée blessée lors d’une escarmouche.
Face à Eftikia (Marie Laforêt), il prend aussi conscience de l’horreur de la condition de ces femmes. Contrairement aux autres mues par une sorte d’élan vital, la jeune prostituée témoigne de la misère d’un peuple contraint de vendre ses femmes à l’ennemi et ne rêve que de vengeance. Il y a néanmoins quelque chose d’assez beau qui se noue entre ces deux personnages, en dépit des irrémédiables fractures que la guerre a engendrées entre eux.
Sans être totalement abouti (sans doute le cinéaste a-t-il un peu de mal à « jongler » avec autant de personnages ce qui l’amène à en sacrifier quelques-uns), Des filles pour l’armée est un beau film amer et désillusionné quant à la possibilité de corriger les tréfonds de l’âme humaine.