La séparation pour les nuls
Trois amies (2024) d'Emmanuel Mouret avec Sara Forestier, Camille Cottin, India Hair, Damien Bonnard, Grégoire Ludig, Vincent Macaigne.
L'exercice auquel je me livre maintenant est difficile dans la mesure où je vais essentiellement pointer les défauts d'un film que par ailleurs j'aime bien. Peut-être parce qu'au bout du compte, en dépit de ses qualités, Trois amies finit par provoquer une forme de frustration voire de légère déception. Il faut dire aussi que je suis un inconditionnel du cinéma de Mouret depuis ses débuts. Je l'ai souvent dit ici mais je vois dans son cinéma un beau renversement de la définition du rire selon Bergson : du mécanique plaqué sur du vivant. A l'inverse, le cinéaste part du « mécanique » avec des scénarios et de situations très écrites (nombreux quiproquos, personnages qui théorisent à haute voix leurs lignes de conduite...) pour y insuffler quelque chose de vivant. Et même s'il a abandonné les sentiers de la comédie (espérons que ce ne soit pas définitif!) pour arpenter ceux du mélodrame et des atermoiements sentimentaux, il y a toujours chez lui une structure scénaristique très « voyante », avec des rails qui promènent les personnages de rencontres improbables en quiproquos inextricables. Et pourtant, il parvient toujours à donner de l'épaisseur, de l'humanité à ses personnages en dépit de ces fils trop voyants.
Difficile de nier, en voyant Trois amies, la délicatesse avec laquelle il les traite, l'élégance d'une mise en scène qui capture avec la même intensité les élans du cœur, la lumière d'un paysage ou les divers états d'âme. Difficile également de nier la qualité de la direction d'acteur de Mouret. Ses trois actrices sont excellentes, avec une petite préférence pour Sara Forestier qui dégage le plus d'énergie, capable de passer d'une frivolité presque surjouée à une douleur qui fait ressurgir de nombreuses fêlures. Côté comédiens, c'est Damien Bonnard qui tire le mieux son épingle du jeu face à un Ludig bon mais sans grand relief et un Macaigne bon mais qui fait un peu trop du Macaigne (nous y reviendrons).
Alors pourquoi ce sentiment de frustration ? Peut-être parce qu'après les beaux Les choses qu'on dit, les choses qu'on fait et Chronique d'une liaison passagère, Emmanuel Mouret arrive au bout de son système tant tout semble désormais calibré pour plaire. A travers toutes les situations que vivent ses trois amies, tout un chacun – pour peu qu'il ait un peu vécu et qu'il soit d'un environnement social sensiblement proche de celui décrit dans le film, à savoir la petite bourgeoisie intellectuelle – pourra s'y reconnaître : le désir qui s'émousse au sein du couple, le mystère de l'amour qui disparaît soudainement sans que celle à qui ça arrive (Joan/India Hair) n'ait la moindre chose à reprocher à son conjoint (Macaigne), la complicité routinière qui supplante la passion, la douleur de voir qu'une complicité amicale ne se transforme pas en aventure amoureuse (Joan et Thomas/Bonnard) etc. Cette familiarité permet au film de toucher souvent, offrant au spectateur le loisir de se projeter (selon son vécu) dans les situations filmées par ailleurs avec beaucoup de tact.
Mais il y a aussi quelque chose de timoré et d'un peu gênant dans cette manière d'aborder la question de l'amour et du désir. Une des caractéristiques des personnages tient à leur manière de passer leur temps à demander pardon, à s'excuser, à se remercier... Et nous dirons de Trois amies que c'est un film beaucoup trop « poli », cherchant constamment à gommer les arrêtes, les traits saillants et à arrondir les angles. Il finit par ressembler à une sorte de guide de conduite pour bien se comporter lors d'une séparation tant tous les personnages se montrent exemplaires, plein d'empathie et d'une vertu qui les poussent toujours au sacrifice, que ce soit en amour (quand la compagne confie que ses sentiments se sont évaporés) ou en amitié (lorsqu'il s'agit de sacrifier son histoire pour ne pas faire souffrir son amie). A ce titre, le jeu un poil maniéré de Vincent Macaigne est assez symptomatique puisqu'il arbore constamment un air de chien battu, le regard mouillé et plein d'amour. Il serait d'ailleurs intéressant de comparer sa composition à celle du personnage qu'il jouait dans le très beau Tonnerre de Guillaume Brac: autant son attitude était beaucoup moins convenable voire répréhensible, autant il y avait plus de désespoir, de blessures, de désirs frustrés, bref, plus d'humanité dans l’œuvre.
Il est évident qu'on ne se permettra pas de dire à Emmanuel Mouret ce qu'il doit filmer et comment. C'est son droit le plus strict de choisir quelque chose de plus retenu. Mais dans Trois amies, tout paraît trop calibré pour ne jamais excéder les limites et se heurter à la dimension plus « noire », plus instinctive de l'amour et du désir. Ce désir qui transpirait constamment dans ses comédies et qu'il semble s'interdire ici pour une sorte de bienséance à la limite de l'affectation. Tout est toujours de très (trop!) bon goût : la musique envahissante essentiellement composée de pièces classiques au piano (on a presque envie que Bernard Blier débarque pour pousser sa gueulante contre l'instrument comme il le faisait contre le violon dans Buffet froid!), les extraits de films que les personnages vont voir au cinéma (le couple s'enlace devant Notorious d'Hitchcock tandis que Joan emmène voir sa fille un Keaton et un Max Linder)...
Un des adjectifs les plus à la mode de notre époque est sans doute « toxique », notamment lorsqu'il s'agit d'évoquer les relations amoureuses. Emmanuel Mouret semble avoir voulu faire un film délibérément « safe », sans colorants et garanti sans conservatisme... Au « filmo-score », on attribuerait sans aucun doute un grand « A » à ce film qui loue l'amoureux éconduit lorsqu'il souhaite avant tout le bonheur de celle qu'il aime, même si c'est dans les bras d'un autre... L'aspect mélodramatique est alors presque siphonné par l'absence réelle de douleur et de cruauté dans un récit où même un mort peut revenir hanter avec bienveillance son aimée afin de la délester de son poids de culpabilité. Lorsque Damien Bonnard s'emporte et se montre presque agressif (ça arrive une fois), c'est pour s'excuser la scène d'après et se proposer de jouer les entremetteurs.
C'est en ce sens qu'on peut dire que l'émotion que suscite Trois amies a quelque chose de trop « calibré », comme si Emmanuel Mouret ne voulait désormais plus prendre aucun risque et se contenter d'arpenter un univers qu'il maîtrise par ailleurs plutôt bien, mais sans cette part « négative » de l'être humain qui nous réjouit tant chez les cinéastes dont il se revendique, Woody Allen et Eric Rohmer en premier lieu.