Mariage blanc
Anora (2024) de Sean Baker avec Mikey Madison, Youri Borissov
Palme d’or au dernier festival de Cannes et bénéficiant d’un accueil critique assez unanime (on se demande néanmoins, en regardant les moyennes des critiques de la presse sur le site AlloCiné, si nous ne vivons pas une époque où trois chefs-d’œuvre sortent par semaine !), Anora semble pourtant marquer un clivage entre ceux qui appréciaient les films précédents de Sean Baker et qui ont du mal à masquer une légère déception et ceux qui, comme moi, le découvraient avec ce nouvel opus.
Sans critères de comparaison avec ses autres œuvres, la tentation première est de convoquer un certain nombre de références. Par exemple, lorsque débute cette idylle entre Anora (Mikey Madison), danseuse topless dans un club et prostituée occasionnelle, et Ivan, le fils d’un millionnaire russe, on songe à une version Sundance de Pretty Woman. Le coup de foudre est immédiat, le jeune homme engage Ani comme escort girl pendant une semaine durant laquelle elle l’accompagnera de fêtes en fêtes, de beuveries en beuveries… Sean Baker filme plutôt bien ce monde de la nuit et du luxe indécent. Entre le sexe, la drogue, l’alcool et les suites fastueuses, on songe à l’univers artificiel et survitaminé de Spring Breakers d’Harmony Korine. Mais le cinéaste a la main un peu lourde dans la caractérisation de ses personnages, particulièrement celui d’Ivan qui reste, en gros, une tête à claques tout au long du film, petit garçon gâté à qui tout est dû. De même, la trame de cette romance a, au départ, un côté convenu (celui du conte de fée où la belle souillon s’entiche d’un prince charmant très riche) dont Sean Baker ne va se départir qu’après une bonne demi-heure de métrage.
Le film prend alors une autre ampleur. Sans trop en dévoiler, nous dirons qu’il prend le chemin d’une comédie noire où l’on peut s’amuser à lire des réminiscences du cinéma de Scorsese (l’espèce de long voyage au bout de la nuit qu’était After Hours), des frères Coen (avec ces hommes de main russes à la fois inquiétants et grotesques, sources de situations assez décalées et amusantes) ou encore celui des frères Safdie. Comme dans le beau Good Time, par exemple, Sean Baker a une manière joliment sensorielle de filmer les déambulations de ses personnages au cœur de la nuit. Toutes ces références n’écrasent cependant ni le film, qui parvient alors à trouver son rythme, ni des personnages qui gagnent alors une certaine épaisseur. On songe alors aussi à Cassavetes dans cette manière qu’a le cinéaste de faire durer les scènes, de transcender la pure logique scénaristique pour s’intéresser à des individus qui s’engueulent, qui se heurtent, qui s’étreignent et qui finissent par se déchirer…
Arrive alors le troisième mouvement du film qui produit une impression paradoxale. D’un côté, il est difficile de nier la beauté de la scène finale et la capacité qu’a eue le cinéaste de faire sourdre une émotion de plus en plus prégnante. De l’autre, on peut aussi trouver que l’aspect « social » qu’il retrouve (la toute-puissance de l’argent, les barrières infranchissables qu’il érige entre les individus…) a quelque chose d’un peu convenu. Même le rôle soudain primordial d’Igor, un homme de main de Toros, le parrain d’Ivan, a quelque chose d’attendu.
Anora n’est donc ni dénué de qualité, ni de certaines faiblesses qui empêchent, à mon sens, ce beau film d’être un grand film. Heureusement, il est porté par l’énergie et la puissance du jeu de Mikey Madison, indéniable révélation de l’œuvre. C’est grâce à elle qu’elle parvient à quitter les rails les plus convenus de son scénario. C’est elle qui lui offre une puissance d’incarnation particulièrement convaincante, notamment dans toute sa partie centrale (de la fuite d’Ivan au moment où le groupe le retrouve, ivre mort).
J’ignore si le film méritait la palme d’or mais en revanche, un prix d’interprétation pour la jeune actrice n’aurait pas été volé…
NB : Puisque cette chronique a convoqué beaucoup de références, ajoutons-en une dernière. D'une certaine manière, Anora est la version « réaliste » et désabusée de Come Live With Me (1941). Dans ce film de Clarence Brown, Hedy Lamarr incarne une richissime femme autrichienne qui, pour éviter d'être expulsée des États-Unis, va contracter un mariage blanc avec un écrivain sans le sou (James Stewart). La comparaison s'arrête là puisque ici, le conte de fée va fonctionner à plein régime sous la forme d'une délicieuse comédie de remariage. Mais la cohabitation de deux univers opposés fonctionne sur le même principe.