Visage(s) du cinéma italien : 57- Mario Bava
Six femmes pour l’assassin (1964) de Mario Bava avec Eva Bartok, Cameron Mitchell, Mary Arden
Cinéaste désormais célébré comme un auteur à part entière et reconnu à sa juste valeur, Mario Bava n’en demeure pas moins une figure du cinéma populaire italien, capable de s’adapter aux différentes modes et de s’inscrire dans la tradition des divers filons qui marquèrent le septième art transalpin. Même si ce ne sont pas ses films les plus connus, il tâta par exemple du péplum (Hercule contre les vampires), du western (Arizona Bill), de la science-fiction fauchée (le très surestimé La Planète des vampires) ou encore de l’espionnage parodique (L’espion qui venait du surgelé). A son actif, il convient de souligner que Bava fut parfois le précurseur de certains de ces courants dominants, et pas seulement en Italie. On peut considérer, par exemple, que La Baie sanglante lança la mode du slasher, bien avant le Vendredi 13 de Cunningham. Auparavant, avec le très beau Masque du démon, il pose les fondations du cinéma gothique. Et Six femmes pour l’assassin marque assurément, sinon les débuts, une étape fondamentale de la naissance du giallo.
On pourra ergoter des heures sur les origines de ce courant du cinéma italien, remonter aux Diaboliques de Clouzot et à Psychose d’Hitchcock. Se souvenir que Bava avait également signé une sorte de prototype avec La fille qui en savait trop en 1963. Mais toujours est-il que c’est avec Six femmes pour l’assassin qu’il fixe dans le marbre certaines règles du genre et qu’il offre au giallo les principales caractéristiques qui seront ensuite énoncées sous diverses formes.
Parmi ces éléments récurrents, on trouvera évidemment le mystérieux assassin vêtu de noir jusqu’au bout des gants. Ici, le criminel a le visage totalement masqué derrière des bandes, un peu à la manière du mannequin à l'effigie de L’Assassin sans visage de Fleischer. Il opère dans une maison de couture, assassinant tout d’abord Isabella, une jeune femme avec qui tout le monde semblait avoir des liens troubles. Le récit prend alors des allures de film à énigmes à la Agatha Christie. En effet, chaque personnage semble avoir de bonnes raisons de la tuer : lien avec la drogue, chantages divers, histoire amoureuse… Mais d’autres meurtres vont se succéder et le mystère s’épaissir…
A travers ce récit, Bava fixe une autre caractéristique du giallo : la machination. Beaucoup de scénarios reposeront ensuite sur des intrigues retorses où la trahison et la machination iront de pair. Mais au-delà du plaisir que le spectateur pourra prendre à une enquête rondement menée (alors que la police y occupe, au fond, une portion congrue), le cinéaste apporte un élément décisif au filon : son formalisme flamboyant. Six femmes pour l’assassin, avec sa colorimétrie et ses jeux d’éclairages rouges, violets, verts est un pur régal pour les yeux. La mise en scène se déploie autour d’objets jouant (un sac en amorce tandis que les filles s’affairent dans la profondeur de champ, un carnet convoité…) et le cinéaste, adepte du sur-cadrage, des miroirs et de la surcharge des plans, parvient à ériger une grande œuvre baroque. Tous ceux qui viendront après lui (y compris Dario Argento) paieront, avec plus ou moins de bonheur, un tribut à ce formalisme débridé.
J’en vois déjà qui s’apprêtent à reprocher à Bava son maniérisme et une certaine vacuité derrière cette débauche de couleurs. Or Six femmes pour l’assassin n’a rien de gratuit. Dès son sublime générique, les personnages sont associés à des mannequins et apparaissent comme réifiés. Au-delà de l’idée que ces femmes sont déjà de potentielles victimes pour l’assassin, ce générique instaure un sentiment de « vide » aussi bien psychologique qu’existentiel. D’une certaine manière, Six femmes pour l’assassin peut se voir comme le pendant criminel d’un certain cinéma d’auteur (La Dolce Vita de Fellini, les films d’Antonioni) attaché à décrire une société en crise et la vacuité d’existences réduites à la simple consommation. Que le film se déroule dans le milieu de la mode n’est sans doute pas un hasard. Les personnages sont des sortes de zombies : aristocrates décadents (la comtesse qui dirige la maison a perdu son mari dans des circonstances mystérieuses) ou désargentés, consommateurs de cocaïne… Bava montre un univers où les individus n’ont pas plus d’existence que les mannequins inanimés avec qui ils partagent les plans. Beaucoup de gialli reprendront cette idée et nous présenteront des personnages désœuvrés, oisifs et dénués d’états d’âme, que l’on songe aux film de Luciano Ercoli par exemple qui se déroulent également dans l’univers des « top-modèles » (La mort caresse à minuit) ou chez riches qui s’ennuient (Photo interdite d’une bourgeoise).
En imbriquant ce regard ironique et désabusé sur la société de son époque dans le cadre d’une intrigue policière inquiétante et captivante, Mario Bava signe une œuvre à l’atmosphère unique et d’une puissance formelle toujours étonnante aujourd’hui.