L’Immoralità (1978) de Massimo Pirri avec Lisa Gastoni, Mel Ferrer

Visage(s) du cinéma italien : 62- Massimo Pirri

Pour qualifier un certain nombre de fleurons du cinéma bis, j’ai souvent employé l’adjectif « déviant » notamment pour désigner des œuvres épousant avec un malin plaisir les perversions qu’elles étalaient à l’écran. Face à L’Immoralità, la question de cette appellation se pose car le film n’est pas à proprement « déviant », bénéficiant même d’une mise en scène soignée (à deux ou trois mouvements de caméra tremblés pas très élégants), d’une bande-originale signée Morricone et d’un casting solide (la divine Lisa Gastoni, le vétéran Mel Ferrer…). D’autre part, si le sujet est extrêmement périlleux, il ne se traduit à l’image ni par la violence, ni par une exacerbation de l’érotisme. Pourtant, TOUS les personnages du récit peuvent être qualifiés de « déviants » ou, du moins, évoluent dans un univers où les notions de bien et de mal ne semblent plus exister. En ce sens, « l’immoralité » annoncée par le titre n’est pas l’apanage du seul tueur de fillettes en cavale qui va entretenir une liaison amicale puis « amoureuse » (dans un cas pareil, les guillemets s’imposent évidemment) avec Simona, une préadolescente de 11 ans.

Massimo Pirri, dont c’est le film le plus célèbre, nous présente tout d’abord sans ambiguïté son personnage principal : un tueur et violeur de fillettes qui tient une de ses victimes dans les bras et l’enterre avant de prendre la fuite. Difficile de ne voir autre chose chez cet homme qu’une expression de la monstruosité la plus abjecte. Et pourtant, tout l’intérêt du film tient à sa manière non pas d’exonérer les actes du criminel (il ne manquerait plus que ça !) mais de montrer que, justement, il n’existe pas de frontières nettes séparant l’homme du monstre et que Federico reste, au fond, terriblement humain. Et dans une moindre mesure, tous les individus sont soumis à cette radiographie vertigineusement ambiguë : les braves citoyens qui veulent rendre justice eux-mêmes sont des êtres assoiffés de sang qui n’hésitent pas à malmener une fillette quand il s’agit de l’interroger (l’un d’eux la bouscule et lui assène qu’il va la « jeter dans le puits » si elle ne dénonce pas le fugueur qu’elle cache). Le flic qui mène les opérations profite de son statut pour harceler Vera (Lisa Gastoni), la mère de Simona afin d’obtenir ses faveurs.

Épouse d’un homme richissime, Vera possède aussi des côtés monstrueux. Elle cherche, en effet, à récupérer l’héritage de son mari et à retrouver sa liberté. Mais comme celui-ci refuse de la laisser voler de ses propres ailes (l’image de cette volière où se retrouve parfois les personnages symbolise à elle seule leur condition à tous), elle s’acoquine avec le meurtrier en cavale et fomente un plan pour éliminer le vieil homme récalcitrant… A travers sa manière de (mal) traiter sa fille (elle la délaisse, la gifle, tente d’établir une complicité malsaine en lui demandant, par exemple, si « elle se masturbe »…) et d’aguicher les hommes, cette femme apparaît sous un jour défavorable, prototype de la « femme fatale » sur le retour et mère castratrice (Mel Ferrer, qui joue son époux cloué à un fauteuil roulant, est visiblement impuissant). Pourtant, là encore, Pirri s’attache à son humanité. Lisa Gastoni est étonnante dans sa façon de faire passer un certain désabusement, une peur de vieillir qui frappe de manière beaucoup plus cruelle les femmes. Frontalement, elle exprime son dégoût des hommes qui en ont toujours voulu à son corps (qu’elle maintient en forme) sans jamais la posséder véritablement. Après ses rôles difficiles dans La Seduzione de Di Leo et le magnifique Scandalo de Samperi, elle incarne une fois de plus un personnage complexe et ambigu avec une intensité rare.

Si tous les personnages de L’immoralità semblent avoir perdu les principes mêmes de la « morale », le cinéaste n’offre pas non plus au spectateur le confort d’une vision surplombante visant à séparer l’ivraie du bon grain. Si le film provoque parfois le vertige, c’est que Pirri ne filme jamais en juge, y compris dans l’ahurissante scène (totalement inimaginable de nos jours) d’accouplement entre Federico et Simona. Si le montage et l’étalonnage tendent à prouver que la jeune actrice a été doublée dans les plans les plus scabreux (heureusement, a-t-on envie d’ajouter), la scène reste d’une crudité perturbante tout en n’étant jamais complaisante. Nous ne sommes pas ici en présence d’un film de « teensploitation » (nous reviendrons peut-être un jour sur ce courant, pour le coup totalement déviant, du cinéma italien) où les corps à peine adolescents sont érotisés mais face à une sorte d’énigmatique aboutissement d’une liaison « contre-nature » (je n’aime pas l’expression mais difficile de la voir autrement) qui charrie à la fois les pulsions les plus inavouables et une forme d’abstraction propre au conte.

Car Federico le criminel, dont Pirri étoffe le caractère (où se mêlent folie et impuissance puérile face à la gent féminine qui le pousse à jeter son dévolu sur de malheureuses fillettes), est aussi une sorte de figure cauchemardesque de conte (le loup du Petit Chaperon rouge). Et par certains aspects, L’Immoralità s'approche du conte. Comme dans Maladolescenza de Murgia, les personnages évoluent au cœur de la forêt et ce décor apparaît alors comme la figuration d’un parcours initiatique.

Simona est une petite fille solitaire, rejetée par une mère qui, l’adolescence se profilant, apparaît désormais comme une rivale. Il s’agit donc, dans une forme de conflit œdipien classique, de coucher avec un père symbolique (Federico) et de tuer la mère pour s’échapper enfin de la volière de l’enfance et aborder sa vie d’adulte.

Mais encore une fois, la force du film tient à ce que cette dimension de conte n’entrave jamais la dimension profondément humaine du récit. En décrivant également une certaine déliquescence de la bourgeoisie et de ses valeurs, Pirri s’inscrit dans le contexte d’une période trouble, où les notions de morale, de justice et de valeur sont chamboulées (Cf. les années de plomb. Ce n’est sans doute pas un hasard si le précédent film du cinéaste, Italia : ultimo atto ? était un poliziottesco).

En auscultant ce trouble et les zones les plus sombres de l’âme humaine, il signe un film aussi perturbant que vertigineux, difficile à encaisser mais qui laissera, on n’en doute pas, un souvenir indélébile…

 

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