Visage(s) d'un professeur pas comme les autres
Le prof de philo fait son cinéma : sexe, livres et robe de chambre » (2025) de Mariangela Perilli (Éditions Lettmotif, 2025)
Le corps professoral est assez régulièrement représenté à l'écran, qu'il s'agisse du grand ou du petit. Mais entre l'instituteur d'Être et avoir, le professeur de français d'Entre les murs et ceux des autres disciplines, une place à part a été réservée, en France, au professeur de philosophie. Et c'est à cette figure que Mariangela Perilli consacre un essai dense et intéressant.
Pour l'autrice, il s'agit d’emboîter le pas de Roland Barthes et ses Mythologies pour tenter de dresser un portrait du prof de philosophie tel qu'il est représenté au cinéma et dans les séries :
"Peut-on affirmer que le professeur de philosophie est, en France, un mythe ? La théorie de Barthes peut-elle servir à expliquer l'origine de ce personnage et ses récurrences ainsi qu'à en dire les implications idéologiques ? Les formes que nous étudierons, celles que prend le professeur de philosophie au cinéma et dans la série, seront traitées comme des incarnations, des concrétions visibles d'un seul et même discours qui se dit par elles. Les différents personnages de professeurs de philosophie que nous étudierons seront analysés comme autant d'actualisations d'un seul et même professeur de philosophie, "essentialisé", "naturalisé" par le discours du mythe."
S'appuyant sur un corpus d'une vingtaine de films (de Ma nuit chez Maud à Un beau matin de Mia Hansen-Love), Mariangela Perilli aborde son sujet de manière très universitaire pour peindre la figure du professeur de philosophie. Tout d'abord, elle réfléchit à la manière dont s'est construite cette représentation qui remonte, comme chez Vialatte, jusqu'à la plus haute Antiquité. C'est en effet chez les Grecs que se dessinent les premières caractéristiques du philosophe : la barbe (symbole de virilité), une certaine manière de se tenir à l'écart du reste du monde (les exemples de Socrate et Diogène sont particulièrement éloquents) et du « corps social ». On retrouvera ensuite ces traits, mais de manière différente, dans l'iconographie du philosophe à la française. L'autrice analyse alors le rôle de la « robe de chambre » qui va devenir un caractère récurrent de l'image du philosophe : à la fois symbole du repli chez soi, de la solitude de l'homme qui pense mais aussi qui travaille. Quant à la barbe, elle disparaît des représentations : « peut-être faudrait-il chercher dans la disparition de la barbe, qui accompagne l'apparition de la robe de chambre, une redéfinition de la virilité, en même temps qu'une réactualisation de la forme visuelle du philosophe. »
Si cette première partie nous tient éloignés du cinéma, elle s'avère nécessaire pour montrer comment le septième art s'empare de ces éléments visuels pour les reprendre à l'écran. En effet, les professeurs de philosophie (l'essayiste a naturellement explicité la manière dont le pont a été jeté entre le « philosophe » et celui qui enseigne cette discipline) retrouvent au cinéma les caractères de leurs ancêtres : une forme de séduction qui ne passe pas par la beauté classique mais par le langage et le savoir (ils évoluent parmi les livres), une sorte d'exil volontaire de la société des hommes... Cette aura qui entoure le professeur de philosophie en fait un « personnage à haut potentiel dramatique » qui va se traduire notamment par des situations où l'homme (car les personnages féminins de ce type sont très rares mais possèdent néanmoins certaines caractéristiques de leurs homologues masculins, à l'instar de l'enseignante de P.R.O.F.S qui exerce sa supériorité sur le prof de sport qui en est épris) va abuser de son pouvoir pour séduire, voire détruire les jeunes femmes sur lesquelles il l'exerce. S'attardant sur des exemples tels que celui de Noce blanche de Brisseau, Comment je me suis disputé (ma vie sexuelle) de Desplechin ou Pas son genre de Lucas Belvaux, l'autrice analyse avec finesse les différentes façons pour le professeur de philosophie d'exercer sa séduction, du donjuanisme revendiqué chez Desplechin ou traité sur le mode du repentir chez Garrel (L'Amant d'un jour).
Le dernier mouvement tend à montrer les évolutions de cette représentation du professeur de philosophie. D'abord du côté de la féminisation de cette figure et une certaine érotisation du corps de ces enseignantes (P.R.O.F.S, Fever de Raphaël Neal). Mais si les femmes peuvent aussi reprendre les codes de séduction propres aux professeurs masculins (Catherine Deneuve qui séduit son élève dans Les Voleurs de Téchiné), Mariangela Perilli montre également des figures qui se tiennent en dehors de la sphère du désir, soit par la raison (Conte de printemps de Rohmer), soit à cause des affres du temps qui passe (Isabelle Huppert dans L'Avenir de Mia Hansen-Love).
Après avoir souligné la crise de la figure du professeur de philosophie dans La Grande Vie d'Emmanuel Salinger, l'autrice consacre la dernière partie de son ouvrage à la série La Faute à Rousseau. Dans celle-ci, on constate que le professeur de philosophie ne transmet plus un savoir mais se transforme en « coach » en développement personnel, accompagnant les adolescents dans leur tourment et jouant le rôle de psychologue, de père, de médecin, de secouriste en saupoudrant le tout de quelques vagues idées « philosophiques ». Mariangela Perilli met en parallèle cette représentation et la crise de l'école, mais aussi la volonté affichée (cf. Blanquer) de mettre à mal une pédagogie de la transmission au profit d'une théorie des « compétences » et d'un savoir que chacun construit soi-même. La série incriminée (je n'en avais jamais entendu parler!) devient le symptôme d'une forme de démagogie « post-moderne » où l'apprentissage de concepts et d'idées, qui demande un effort, est broyé au profit d'une forme de « manière de vivre » : « C'est donc en cela que consiste « l'humanisation » de la philosophie (dont on déduit qu'elle était postulée comme « inhumaine » ou « divine ») : l'abolition de la verticalité, la destruction du statut d'exception du professeur de philosophie (et du philosophe). »
Si mythe il y a eu, il est désormais en train de se déliter et Mariangela Perilli de se demander quelle figure cherche à « s'essentialiser » derrière le mythe du « coach de philo ».