La Victime désignée (1971) de Maurizio Lucidi avec Tomas Milian, Pierre Clémenti

Visage(s) du cinéma italien : 75- Maurizio Lucidi

Quel beau giallo atypique que ce film ! Tandis que le spectateur pense assister à une exploitation basique d’un filon juteux depuis Six femmes pour l’assassin de Bava, et réactualisé par Dario Argento avec L’Oiseau au plumage de cristal, il réalise très vite que Maurizio Lucidi emprunte des voies différentes et s’éloigne des canons du genre.

La première scène fonctionne donc comme un leurre dans un film où il sera beaucoup question de miroirs et de reflets. Le cinéaste nous plonge d’emblée dans une atmosphère archétypale en filmant une séance de photographie avec un modèle dénudé. Avec ses personnages qui évoluent dans les couches aisées de la société (Stefano, Tomas Milian, est publicitaire et son épouse possède le capital de la société) et des situations psychologiques classiques (Stefano a une maîtresse et souhaite vendre l’entreprise de sa femme, tandis que celle-ci est dépressive et refuse ce marché), le cinéaste décrit un univers où un certain confort matériel ne parvient pas à masquer le vide existentiel.

Mais pourtant, si tous les éléments sont en place pour que se déroule un récit où chaque balise est à sa place (y compris cette petite touche d’érotisme originel qui disparaîtra par la suite totalement), La Victime désignée parvient à surprendre.

Pendant qu’un film publicitaire de Stefano est projeté, un des personnages affirme que tout a déjà été dit dans tous les genres (comédie, drame, policier…) et que la seule chose qui importe désormais, c’est le style. On sait que cette idée fit les riches heures du cinéma maniériste mais elle ne se traduira pas chez Lucidi par des excès de formalisme mais davantage par un désir de saper en profondeur les attendus du genre (le premier et seul crime du film arrive à la moitié du récit, par exemple) pour gagner en richesse psychologique et humaine.

Sans révéler les tenants et les aboutissants de la machination au cœur du film, La Victime désignée propose une relecture passionnante de L’Inconnu du Nord-Express d’Hitchcock. Alors qu’il ne sait plus comment convaincre sa femme de vendre sa société, Stefano rencontre le mystérieux comte Tiepolo (Pierre Clémenti), dandy précieux et androgyne, qui lui propose un étrange marché. Voulant lui-même se débarrasser d’un frère violent et abusif, il soumet l’idée d’un crime parfait basé sur l’échange : tandis qu’il liquidera Luisa, Stefano sera chargé de tuer son frère.

Le publicitaire prend cette proposition à la légère, mais réalise que Tiepolo se fait de plus en plus intrusif dans son existence (il prévient Luisa que son mari est en vacances avec sa maîtresse) jusqu’au jour où sa femme est réellement assassinée…

La principale force du film tient d’abord à la qualité du scénario (co-écrit par Aldo Lado – Qui l’a vu mourir ?-) et à la manière dont les fils de la toile arachnéenne enserrent peu à peu Stefano. Le côté «machination » de l’œuvre le rattache au filon du giallo même si Lucidi fuit les réponses attendues (traumatismes venus d’un passé lointain, vengeance…) pour laisser planer un mystère sur les motivations du personnage. Même si la fin est assez prévisible (je l’avais vu venir !), elle renforce le côté opaque d’un film qui ausculte avec force la question de l’identité. La relation que Stefano noue avec Tiepolo est d’emblée placée sous le signe de l’étrangeté puisque se mêlent une forme de fascination, de trouble érotique et de menace (Tiepolo semble tout connaître de la vie de Stefano). Avec Stefano, Tiepolo semble vouloir créer une forme de lien fraternel qui viendrait se substituer à celui dont il souffre avec son « véritable » frère. Le marché du double meurtre en miroir se traduit alors dans la mise en scène par un jeu permanent de dédoublement et de répétitions. Lorsque Stefano, poussé à bout, menace Tiepolo avec un revolver, celui-ci le pousse à tirer dans le reflet que lui renvoie un miroir, soulignant de manière maligne ce jeu permanent entre la réalité et une image illusoire. Le publicitaire fait alors l’expérience des gouffres, plongé dans un récit qui a tout d’une tragédie pour un homme ridicule. Tomas Milian, habitué à jouer les histrions chez Sollima et Bruno Corbucci ou à tenir des rôles plus musclés dans certains poliziottesci, est absolument parfait dans le rôle de ce personnage pris dans les rets d’une machination qui l’emprisonne de plus en plus à mesure qu’elle progresse. Face à lui, Pierre Clémenti est d’une ambiguïté doucereuse assez fascinante et confère un trouble au moindre mot qu’il prononce.

S’appuyant sur ces tensions et sur les répercussions en miroir des agissements des personnages, Maurizio Lucidi déploie une mise en scène inspirée, sans effets tapageurs, mais avec un sens du cadre qui sait mettre en valeur un élément de décor (ces fameux intérieurs colorés bourgeois des années 70) ou un petit détail signifiant (une bague, un pendentif). Je n’avais jusqu’alors vu aucun film de ce cinéaste qui s’illustra dans des genres aussi différents que le western (Trois salopards, une poignée d’or, Amigo, mon colt a deux mots à te dire avec Jack Palance et Bud Spencer), le péplum (Le Défi des géants), le polar musclé (L’Exécuteur avec Roger Moore) ou encore le film de guerre (La Bataille du Sinaï) avant de terminer sa carrière dans les années 90/2000 par des téléfilms et des vidéos pornos sous le pseudonyme de Mark Lander. Mais la découverte de cet excellent et singulier giallo me donne envie de pousser mes investigations plus loin…

Visage(s) du cinéma italien : 75- Maurizio Lucidi
Retour à l'accueil