Visage(s) du cinéma italien : 81- Les frères Castiglioni
Addio ultimo uomo (1978) d’Alfredo et Angelo Castiglioni
Comme tout un chacun, le cinéphile est parfois avide de sensations extrêmes. Les grandes randonnées sur les chemins plus ou moins escarpés du cinéma classique ? Avec grand plaisir, évidemment ! Le charme balnéaire et reposant du nanar improbable ? Il y succombe également. Mais parfois, il lui faut explorer les limites. Le saut à l’élastique ou en parachute. L’attraction foraine qui fait battre plus rapidement le palpitant et qui retourne les tripes !
En la matière, votre serviteur pensait avoir déjà beaucoup donné entre les exactions gore des films de cannibales signés Lenzi et Deodato, les riches heures du « torture porn » (les sagas Saw, Hostel, The Human Centipede et même A Serbian Film), l’éprouvant documentaire Des morts et le remuant Vase de noces (tous deux signés Thierry Zéno), le porno trash abject de Michel Ricaud (Corps de chasse), l’ahurissante et perturbante « teensplotation » italienne (Maladolescenza de Murgia), les rituels sadiens insoutenables de Salo de Pasolini, les énucléations de Lucio Fulci, les éventrations de Stuart Gordon, le gore S.M d’Hellraiser… Bref, je me sentais rodé jusqu’à ce que cet Addio ultimo uomo entre directement dans le classement des films les plus rudes que j’ai pu voir.
Les frères Castiglioni, cinq films au compteur, tous dédiés à l’Afrique, ses mystères et ses rites, traînent la réputation d’avoir réalisé les « Mondo movies » les plus extrêmes du filon. Pourtant, ils se distinguent également des tâcherons du genre par leur formation scientifique, donnant à leurs œuvres une caution ethnographique ; par un véritable amour et intérêt pour les peuplades qu’ils filment (on est loin de l’exotisme et du paternalisme de pacotille qui caractérisent généralement le filon) et par un vrai sens de la mise en scène. D’un point de vue cinématographique, et même si je n’en ai pas encore vu énormément, Addio ultimo uomo est sans doute l’un des mondos les plus puissants et les plus réussis du genre. Par la qualité de la photographie (assez splendide) et le rythme du montage, les Castiglioni transcendent le cahier des charges attendus de ce type d’exercice.
Pourtant, Addio ultimo uomo est un film qui possède toutes les caractéristiques du « mondo » : voix-off omniprésente et didactique, goût pour le sensationnalisme (nous allons y revenir), mise en parallèle entre des pratiques jugées barbares de tribus primitives et une forme d’équivalent dans les mœurs occidentales (qui, pour le coup, sont fustigées)… Par exemple, les frères Castiglioni filment une cérémonie amoureuse dans un village, avec les garçons et les filles qui s’apprêtent avant de s’accoupler après une longue (et assez belle) scène de danse tribale. Parallèlement, à l’opposé de ces parades fascinantes, ils montrent la tristesse des spectacles érotiques des villes modernes, avec leur lot de mornes strip-teases et de films pornographiques que matent en loucedé les solitaires des grandes métropoles. De la même manière, les cinéastes nous montrent des rituels de scarification où les peaux sont percées, tatouées et découpées pour embellir les corps des indigènes. Si le spectateur peut-être choqué par ces images, les Castiglioni lui rappellent qu’existe la même chose en occident et ils étalent de particulièrement peu ragoûtantes images d’opérations de chirurgie esthétique (les ventres sont ouverts, les seins découpés, les nez refaits à coup de marteau, les graisses retirées…).
La frontalité avec laquelle les réalisateurs filment les chairs et les corps malmenés peut mettre mal à l’aise. A la dimension ethnographique indéniable du film qui le rapproche par certains aspects du cinéma de Jean Rouch (parfois éprouvant d’ailleurs), les frères Castiglioni ajoutent une dimension sensationnaliste venue aussi bien du cinéma pornographique (où il faut TOUT montrer) tout en annonçant les exactions gore de Deodato et Lenzi.
On réalise d’ailleurs à quel point les massacres d’animaux (éléphant dépecé en ouverture du film, chien assommé puis grillé pour être vendu au marché, poule sacrifiée…), filmés ici dans un cadre documentaire, ont pu donner des idées à Deodato pour renforcer les effets « véristes » de son Cannibal Holocaust (la ligne rouge étant néanmoins franchie dans la mesure où ces animaux sacrifiés réellement l’ont été pour le besoin d’une fiction). Et ce désir de ne jamais détourner le regard, cette esthétique de la monstration à tout prix conduisent les réalisateurs à tourner des scènes relevant presque de la pornographie, à l’instar de ce rituel de fertilité où un grand prêtre pose entre les jambes de jeunes femmes un braquemart en bois pour recueillir une forme d’énergie fertile.
Cette esthétique, on la retrouve lorsqu’ils filment la mort. De ce point de vue, Addio ultimo uomo contient deux séquences choc qui lui valent encore aujourd’hui sa réputation d’œuvre limite. Il y a d’abord le long moment où un cadavre est préparé (sa peau noire arrachée, par exemple) et habillé. D’après la description qu’en fait Eric Draven sur son blog « Maniaco Deprebis », je me dis que j’ai vu une version un peu édulcorée, qui reste néanmoins impressionnante sans être insoutenable. En revanche, il y a également la fameuse séquence où des villageois, après que leur village a été incendié, capturent un homme de la tribu adverse et se vengent sur lui. Il est d’abord éventré avec une lance avant d’avoir la main tranchée et d’être émasculé le temps d’un passage assez ahurissant dont Lenzi s’est sans doute souvenu pour son Cannibal Ferox. Pour Eric Draven comme pour David Slater et David Kerekes (auteurs de Killing for Culture), la scène est truquée et relève de la pratique assez courante du « mondo » du bidonnage. En revanche, Angelo Castiglioni affirme à Maxime Lachaud et Sébastien Gayraud (auteurs de l’incontournable et géniale somme autour du « mondo » : Reflets dans un œil mort), qui paraissent cautionner ses propos, que ces scènes sont authentiques. Difficile de trancher (sans mauvais jeu de mots !) mais il est vrai qu’un argument de Slater et Kerekes peut être vérifié de manière indéniable : au moment de l’émasculation, la victime ne porte plus aucune trace des blessures de lance que nous avions vues auparavant. Mais l’acte à proprement parler semble si réel que le doute est permis. S’agit-il de deux scènes filmées à des moments différents (l’éclairage n’est plus tout à fait le même) puisqu’on sait que les Castiglioni ont repris de films en films différentes séquences tournées en Afrique (on retrouve les scènes du rituel de fertilité dans Magia nuda, par exemple) ? Toujours est-il que ce doute casse un peu le pacte de croyance que le spectateur pouvait avoir avec le film (c’est l’idée du « montage interdit » de Bazin mais en version « trash »). Si les Castiglioni ont truqué ce moment, peut-on avoir confiance en ce qu’ils montrent par ailleurs ?
Avec son mélange de complaisance sensationnaliste et de vérité ethnographique, Addio ultimo uomo est un film curieux, aussi perturbant qu’intéressant. Débutant par une citation de Senghor (qui dit qu’un Africain qui meurt, c’est une bibliothèque qui brûle), le film est un vrai témoignage autour d’un monde en voie de disparition (l’Afrique des griots et de la tradition orale) avec l’arrivée des professeurs et de la culture occidentale de l’écrit. Avec une outrance certaine et une « morale du regard » parfois douteuse, les Castiglioni sont néanmoins parvenus à saisir quelque chose des rites, coutumes et cérémonies ancestraux de ces « derniers hommes ».