10 ans de blog : 20- Vincent Jourdan
Que dire en quelques mots de Vincent, le plus Fordien de tous les blogueurs ? Que son calme est olympien ? Que sa gentillesse est proverbiale ? Que son amour du cinéma est immodéré ? Que sa culture est sans faille ? Evidemment, mais il faudrait aussi ajouter sa curiosité insatiable (du Super 8 au blockbuster, des classiques indéboulonnables aux westerns italiens de série Z en passant pour un penchant coupable pour les belles italiennes se faisant trucider dans les gialli ou exhibant leurs poitrines généreuses dans des comédies discutables – Ah Edwige Fenech !-)
Le génial récit que vous allez lire est assez long alors je vais tâcher de ne pas trop m’étendre mais c’est difficile dans la mesure où Vincent fait partie de mes plus vieux compagnons de route (en retrouvant quelques archives 20six égarées dans le cosmos, j’ai réalisé qu’il était déjà là pour répondre à ma grande enquête sur « les films les plus érotiques de l’histoire du cinéma » en 2005 !) et un véritable ami que j’ai eu l’occasion de rencontrer deux fois.
C’est cette dimension que je voudrais mettre en valeur ici : son côté fédérateur.
Sur son blog (qui fêtera aussi très prochainement ses 10 ans), il y eut d’abord les « blogs-à-thon », invitations lancées à tous les blogueurs pour écrire un texte autour d’un cinéaste aimé. Je crois avoir participé à celui autour de Ford (forcément !) et de Godard.
Il y eut surtout, en 2008, le désir de faire se rencontrer quelques blogueurs. Me voilà donc invité dans la belle ville de Nice à visionner Les sièges de l’Alcazar de Moullet, à participer à une table ronde sur le thème de la « critique à l’heure d’Internet » avec mes amis Edouard Sivière et Joachim Lepastier et à faire partie d’un jury pour une petite compétition de films Super 8. Je garde un excellent souvenir de ce week-end mémorable et du dynamisme de notre hôte courant sur tous les fronts.
Intrigué par mes nombreuses critiques des films de Gérard Courant, Vincent renouvelle son invitation deux ans plus tard et me voilà de retour aux « Rencontres cinéma et vidéo » de Nice. Il s’agira pour moi de présenter très rapidement l’œuvre du cinéaste (qui ne manquera pas de filmer cette intervention pour ses « carnets filmés » !) et d’être à nouveau membre du jury pour la compétition Super 8. Là encore, même s’il fut plutôt pluvieux, le souvenir de ce week-end reste gravé dans mon esprit. J’assistai à quelques tournages de Cinématons et Vincent et moi firent même une petite apparition dans un des films de la série Cinéma de Courant.
Il eut d’autres projets malheureusement non-concrétisés (organiser des « rencontres Kinok » dans une ville médiane pour tous) mais je reste persuadé que nous arriverons bien à nous revoir un de ces jours, que ce soit du côté de Caen, Paris, Nice ou de Dijon…
Pour ces belles rencontres qu’elle m’a permis, l’aventure du blog méritait vraiment d’être tenté et ne serait-ce que pour taquiner Vincent avec mes piques régulières contre l’œuvre de Spielberg, j’ai bien envie de la poursuivre encore quelques années…
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Une visite
Je suis arrivé chez lui par un bel après-midi de juillet. Une belle demeure XVIIIeme, élégante, aux grandes fenêtres ouvrant sur un jardin à la française. Remontant l'allée centrale, j'ai aperçu Jack Nicholson courant après Danny Lloyd, le gamin avait sans doute fait une nouvelle bêtise. De l'autre côté, à la lisière du parc, Éric Rohmer dirigeait une saynète avec Rosette et Amanda Langlet sous le regard amusé de Pascal Greggory coiffé d'un canotier. Devant le perron, attablés autour de plusieurs bouteilles de Nuits-Saint-Georges, discutaient avec animation Jean Rollin, Jésus Franco, Russ Meyer et Shunya Ito. Les épithètes fusaient : « Anarchie ! Érotisme ! Révolution ! Pornographie ! Fantastique ! Poésie !». Je distinguais, sereine, Brigitte Lahaie qui tricotait derrière Rollin. Un pull pour l'hiver sans doute. Un homme filmait la scène avec une petite caméra super 8. Quand il me vit, Gérard Courant s'interrompit et s'avança vers moi en souriant. « Il t'attend avec impatience. Joseph et Luc doivent nous rejoindre à vélo ce soir. Ça sera une belle fête ». Gérard m'entraîna vers la porte d'entrée devant laquelle m'attendaient Lina Romay et Edwige Fenech. « Je te laisse en de bonnes mains. Je te revois plus tard, je dois finir ce portrait 259 de groupe ».
« Vous avez fait bon voyage ? » demandèrent mes hôtesses. « Il nous a demandé de vous faire patienter un moment, Il est en retard pour l'éditorial de Zoom Arrière ». « Venga, caro, précisa Edwige, nous allons vous faire visiter. Ça va vous plaire ». Un bossu ouvrit la porte. Je demandais : « Igor ? ». L'homme sourit en roulant ses grands yeux : « On prononce eye-gor ». Nous entrâmes. Le vaste hall était dominé par deux grandes statues, chacune veillant sur une enfilade de salles. A droite, environné de flocons de neige et d'un air de violon, Douglas Sirk en marbre rose. A gauche, entouré de méduses flottantes, Alain Resnais en granit breton avec la cape de Mandrake. Nous avons pris à gauche. Passant devant la statue, une voix solennelle se fit entendre : « Tu n'as rien vu à Hiroshima ». Lina éclata de rire.
La première salle était meublée à l'espagnole, mais d'une étrange façon. Un âne dormait sur un piano. Un évêque se décomposait sagement dans un coin. Michael Lonsdale lisait Sade assis sur une cuvette de WC. Sur un canapé, Fernando Rey essayait des escarpins à Delphine Seyrig. Une faille du mur laissait passer une colonne de fourmis. Un homme que je n'identifiais pas aiguisait un rasoir. J'eus l'impression que je ne pourrais pas sortir de cette pièce, mais non. Un coup de trompette salua mon entrée dans la salle suivante. Contraste, celle-ci était peinte en rose et vert pomme. Un piano à queue blanc était installé au centre et Michel Legrand chantait « Police, milice, flicaille, racaille... Je n'aurais pas fait mieux ». Michel Piccoli triait des parapluies tandis que Catherine Deneuve essayait une robe couleur d'orage. Je cherchais quelque chose à lui chanter, à Deneuve, pas à Piccoli, mais déjà mon escorte charmante m’entraînait dans la pièce suivante. « Mais je ne pourrais jamais... oups !». Un train siffla.
A peine étais-je entré que les frères Marx lâchèrent Margaret Dumont pour se jeter sur moi. Harpo, tout ciseaux dehors s'en prit à mon col de chemise. Groucho joua des sourcils sur Lina tandis que Chico entraînait Edwige « Un petit morceau de piano, pianissimo, sostenuto, mia bellissima ? ». « Messieurs, gronda Lina, gardez votre énergie pour la réception ». Harpo lança un coup de trompe et s'envola au plafond. Ses frères l'attrapèrent chacun par une jambe et nous en profitâmes pour passer à la salle suivante. « C'est la bibliothèque, précisa Lina, vous pourrez y repasser demain ». Je notais les collections de carnets où il tient sa comptabilité précise des films vus, les volumes de la Brigandine et de chez Losfeld, « Amour, Érotisme et Cinéma » d'Ado Kyrou, l'intégrale Boulet et les livres de Ludovic. Dans un fauteuil profond, Brian De Palma lisait le Hitchbook. « Quel est le secret ? » murmurait-il en boucle.
« Et voici sa salle favorite » introduisit Edwige, « Mais je préfère Sergio Martino » me glissa-t-elle dans l'un de ses inimitables soupirs. Étrange endroit... du plafond venait une voix éraillée et grave, comme d'un ancien magnétophone mal réglé, débitant des histoire(s) de cinéma. Sur la droite, une enfilade de portes qu'Eddie Constantine ouvrait l'une après l'autre, compulsivement. Anna Karina et Anne Wiazemsky jouaient sur un flipper. Assise sur la carcasse d'une Alfa Roméo rouge, au centre de la pièce, Mireille Darc lisait Elie Faure à Myriem Roussel. Nathalie Baye et Jean-Claude Brialy réparaient des vélos. Samuel Fuller parlait cinéma à Raymond Devos qui lui caressait la main. Dans un angle, Jean-Paul Belmondo peignait de la dynamite en jaune. Il se tourna vers nous : « S'il n'aime pas la ville, s'il n'aime pas la campagne, qu'il aille faire un tour dans la cave ». La lumière baissa soudain. Une trappe s'ouvrit devant l'Alfa rouge, découvrant une volée de marches. « Nous sommes tous encore ici » dit la voix au plafond. Lina me tendit un bougeoir. « Allez-y, il a pensé que ça vous amuserait ».
Je descendis, suivi par le rire cristallin de mes hôtesses. Peu à peu je m’habituais à la pénombre et dans le même temps, je perçu des sons curieux, gémissements, métal, sifflements. Enfin, je débouchais dans une grande crypte aux voûtes de pierre éclairées façon Bava où m'attendait un spectacle dantesque. Barbara Steele taquinait du fouet un Indiana Jones à demi nu, attaché à un chevalet. « Tu n'avais jamais pensé l'utiliser comme ça ? » dit-elle en se mordant les lèvres. Dans une cage en fer suspendue au plafond, une étrange créature couinait « Maison... maison... ». Ailes déployées, Ingrid Pitt volait autour de lui en découvrant ses charmantes canines. Elle se posa avec grâce sous une tête de requin empaillée. N'en croyant pas mes yeux, je continuais d’avancer. Je passais devant deux Tom enchaînés au mur. « C'est pire qu'à Omaha Beach » soupira Hanks. « Plutôt les martiens » cria Cruise. Plus loin encore, un homme, barbu, au bon regard cerclé de lunettes, était attaché devant une télévision qui diffusait un film de Haneke. « L'horreur... l'horreur... » murmurait-il. Je m’avançais. « Steven, que faites-vous là ? ». Tout à coup, un éclair de lumière. Je me retournais, il était là, les yeux pétillants, un large sourire aux lèvres : « Vous aimez mon parc jurassique ? ».
Je tendis la main. « Docteur Orlof, je présume ? Bon anniversaire ! ».