Cria Cuervos (1976) de Carlos Saura avec Ana Torrent, Géraldine Chaplin (Carlotta films)


Il ne s'agit pas, à proprement parler, d'une nouveauté, mais pour accompagner la sortie de l'esprit de la ruche de Victor Erice, les éditions Carlotta ressortent aujourd'hui (en coffret double DVD) Cria Cuervos et nous offrent l'occasion de redécouvrir une œuvre qu'on a trop souvent réduite au succès planétaire du tube sirupeux Porque te vas. La belle copie du film offre aujourd'hui les conditions idéales pour revoir le chef-d'œuvre de Saura, cinéaste pas toujours aussi inspiré et parfois guetté par un certain académisme. Elle permet également de dépoussiérer un film devenu avec le temps un classique des salles de classe et des cours d'espagnol pour mesurer à quel point sa puissance poétique demeure toujours intacte.

Trente ans après sa sortie, Cria Cuervos n'a rien perdu de son universalité malgré ses origines liées à un contexte sociopolitique très particulier (les derniers feux du franquisme en Espagne).


A Madrid, dans une grande villa bourgeoise, trois fillettes vivent avec leur grand-mère paralytique, Rosa la bonne et leur tante Paulina. Cette dernière tente tant bien que mal de s'occuper des enfants depuis la mort de leur mère et d'un père militaire franquiste décédé, à l'instar du président Félix Faure, dans les bras de sa maîtresse. La petite Ana, qui l'a découvert gisant, reste persuadée qu'elle est la cause de ce décès. Elle se réfugie alors dans un monde imaginaire qui lui permet de faire revenir sa mère tant aimée.


Peu de cinéastes savent bien filmer l'enfance. C'est sans doute pour cette raison que les enfants au cinéma sont souvent horripilants, réduits qu'ils sont à jouer les singes savants pour représenter une vision idéalisée et souvent mièvre des adultes. Si Cria Cuervos reste un grand film sur l'enfance, c'est d'abord parce que Saura filme réellement à hauteur de la petite Ana et de son regard, sans élider la dimension cruelle et difficile de l'enfance. Du film, on se souvient d'abord du visage d'Ana Torent, de ses grands yeux noirs extraordinaires et de cette opacité mystérieuse qu'ils jettent sur le monde qui les environne. C'est autour de ce regard que se déploie la mise en scène de Saura et que le cinéaste parvient à organiser la confrontation entre le monde des adultes et l'imaginaire enfantin.

Saura joue d'abord sur l'espace de cette grande demeure bourgeoise qui semble à la fois trop vaste pour Ana et parfaitement étouffante. En jouant sur le huis clos, il parvient à nous plonger dans ce microcosme familial où la tante Paulina cherche à inculquer ses principes rigides (la bienséance, les bonnes manières à table...) aux filles et à les enfermer dans les conventions  des adultes. Le film joue sur ces deux courants opposés : d'une part, le processus d'éducation rigide des adultes qui renvoie, de manière métaphorique (nous y reviendrons), au poids de la société franquiste ; d'autre part, ce mouvement de l'imaginaire enfantin qui se réapproprie l'espace de la maison et du monde pour le réinventer par le jeu (voir la très belle scène où les fillettes se déguisent et se griment avant de rejouer la comédie des adultes) et le rêve (en fermant les yeux, Ana parvient à faire revenir sa mère).


La construction de Cria Cuervos est aussi complexe que limpide en ce sens que les transitions entre l'imaginaire et la réalité n'existent pas, que les ruptures narratives s'enchaînent sans que le cinéaste ne mâche le travail au spectateur.  De cette manière, il parvient à traduire précisément les états d'âme d'une enfant marquée par le deuil et d'une imagination qui cherche à compenser l'absence de la mère.  En jouant sur cet incessant basculement entre le « réel » et l'imaginaire, Saura parvient à saisir quelque chose de très fort de l'enfance sans la moindre mièvrerie. Au contraire, il fait de sa petite Ana une enfant traversée par des pulsions de mort, à la fois envers son père (qu'elle accuse inconsciemment de la mort de sa mère) mais également envers sa tante à qui elle ne pardonne pas de vouloir jouer un rôle qui n'est pas le sien. Saura traduit ces désirs morbides par le recours au jeu (ce moment où Ana ordonne à ses sœurs de mourir avant qu'elles s'écroulent) ou par des objets jouant (ce verre de lait qui devient le symbole de la mort possible des adultes commanditée par la fillette). Entre la mort du père qui ouvre le film et celle du cochon d'Inde d'Ana, la maison devient un véritable cénotaphe où plane sans arrêt un parfum morbide, accentué par une très belle photographie et la rigueur oppressante de la mise en scène de Saura.

C'est cette dimension morbide qui donna lieu à de nombreux commentaires et qui fit de Cria Cuervos le porte-étendard d'un cinéma adoptant la métaphore pour critiquer la dictature franquiste. De l'absence des figures masculines, considérées ici comme fort antipathiques (tous sont des militaires partisans du caudillo), à cette grand-mère paralytique qui se réfugie dans ses souvenirs par l'intermédiaire de vieilles photos accrochées au mur, bon nombre de détails indiquent effectivement que le cinéaste a sciemment présenté un monde à l'agonie, étouffant sous le poids du mensonge et de la peur (« la peur était partout » se souvient Ana devenue adulte le temps d'une courte séquence). Si la dimension critique n'est pas absente de Cria Cuervos, je persiste à penser qu'elle n'est pas l'essentiel du film (dans l'entretien accordé en bonus, Saura prétend lui-même que son cinéma est moins symbolique qu'on a bien voulu le dire). Sa beauté réside plutôt dans cette manière qu'il a de plonger au cœur des méandres de l'enfance et d'en ramener des parfums universels. L'enfance que nous montre le cinéaste n'a rien de ce havre de paix protégé par l'innocence : c'est un monde dur et parfois violent (Ana est parfois glaçante lorsqu'elle souhaite la mort de sa tante). Mais aussi cassé soit ce monde (par la perte, le deuil, les conventions des adultes...), l'enfance est ce moment privilégié où l'imaginaire permet de le reconstruire à sa guise et de s'en échapper.

Malgré sa morbidité et son chagrin mélancolique, Cria Cuervos est un film tourné vers l'avenir et l'espoir, à l'image de sa célèbre ritournelle (que je ne vous ferai pas l'affront de vous présenter) dont la tristesse des paroles est compensée par le rythme de la mélodie. Trop sucrée et plutôt stupide intrinsèquement, la chanson Porque te vas s'intègre pourtant parfaitement à la structure du film et devient l'équivalent de la madeleine de Proust : une petite chose a priori banale qui nous ramène tout droit à l'enfance en nous faisant saisir son élan vital...


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