Autour de Boris
Portrait du peintre dans son atelier (1985) et Muet comme une carpe (1987) de Boris Lehman
Dominique Noguez disait de Boris Lehman qu'il faisait partie de cette famille « qui rapproche le cinéma de la littérature intime et de l'autoportrait ». De ce cinéaste extrêmement prolifique (plus de 400 films depuis le début des années 60), nous pourrions donc dire qu'il est une sorte de cousin germain belge de Joseph Morder ou de Gérard Courant.
Si son œuvre reste relativement mal connue, c'est que Boris Lehman refuse désormais de montrer ses films sans les accompagner. Devant le public dijonnais, il l'a rappelé : pour voir son œuvre, il faut également le voir, lui1.
Pour résumer au mieux la teneur de ces deux films relativement courts (une quarantaine de minutes chacun), il faudrait se pencher sur la citation de Proust que le cinéaste insère à la fin de son Portrait du peintre dans son atelier. En effet, il y est dit en substance qu'il est impossible à l'art de saisir la teneur exacte d'un individu et c'est en partant de ce postulat que Lehman bâtit ses deux films : l'impossibilité de montrer le mystère de la peinture et de la création en général et le caractère indicible de la souffrance dans Muet comme une carpe.
En posant sa caméra dans l'atelier du peintre Arié Mandelbaum, le cinéaste ne cherche pas à cerner les contours de sa personnalité ni à montrer le processus de la création. Il se contente de balayer l'espace par de longs mouvements de caméra sinueux et plutôt sophistiqués (il a expliqué, non sans humour, qu'il s'agissait pour lui d'une sorte de « superproduction »). Mais avec cet air de ne pas y toucher, cette façon de ne filmer que des objets (un paquet de cigarettes, des verres, un livre de Marcel Moreau, des palettes...) ; il parvient à approcher un peu du « mystère » de ce peintre et de son roman familial (une évocation en creux de la figure paternelle). Se dessine alors un autoportrait inversé puisque c'est finalement Lehman qui se retrouve « modèle » et qui se fait croquer par le peintre. Le « filmeur » devient l'objet du regard et se livre lui-même à travers ce portrait tout en gardant cette opacité qui caractérise l'individu.
On constate alors que si Boris Lehman est le sujet de tous ses films, il ne le fait pas toujours de façon frontale et a volontiers recours à la métaphore et à la métonymie. L'exemple le plus frappant vient de cette musique (le chant d'une cantatrice) qui accompagne la plupart du temps les images. On songe à une illustration off mais, soudain, la caméra nous montre que ladite cantatrice est en train de jouer de la harpe dans l'atelier du peintre. La muse est brutalement « personnifiée » et donne au film une tonalité beaucoup plus « poétique » que documentaire. Et le film de quitter les chemins du « portrait » pour une réflexion beaucoup plus abstraite sur la solitude de l'artiste.
Muet comme une carpe part d'un postulat beaucoup plus trivial : la préparation d'une carpe dans le cadre de la fête traditionnelle juive du nouvel-an. Encore une fois, Lehman se concentre d'abord sur des gestes et fait mine d'emprunter les chemins du documentaire (pêche des poissons, leur préparation, la recette de cuisine...). Mais lorsqu'il filme ensuite le repas de famille, on change de registre : le cinéaste utilise le ralenti et accompagne ses images avec le chant des déportés. Encore une fois, on voit se dessiner en filigrane un film beaucoup plus personnel qui renvoie aux origines de l'auteur (ses parents, juifs, ont fui la Pologne). S'amorce également une réflexion sur la violence et la manière dont elle perdure : sans jamais s'appesantir (on pense d'ailleurs à Joseph Morder), Lehman parvient à convoquer les fantômes de la Shoah avec cette histoire de carpes qu'on massacre (on aperçoit d'ailleurs un bras tatoué de rescapés des camps) et nous montre comment cette violence perdure à travers l'histoire (un attentat terroriste est évoqué au journal télévisé). Il en arrive également à la conclusion que les plus grandes douleurs, comme les carpes, restent muettes et qu'il n'est pas concevable que l'Art puisse en rendre compte.
La force du cinéma de Lehman, c'est son caractère quasi « holiste ». A travers des petits fragments et un art certain du montage, il parvient à prendre le pouls de l'univers et de ses convulsions (c'était déjà le cas dans Leçon de vie). De la même manière, s'il prend toujours comme point de départ son cas personnel (d'où le côté « journal intime » de son œuvre), il parvient toujours à saisir quelque chose d'universel où tout le monde peut se reconnaître.
Poétique et discrètement élégiaque, l’œuvre de Boris Lehman (même si je la connais très mal) mérite assurément d'être découverte...
1Ce n'est d'ailleurs pas tout à fait exact puisque certains films du cinéaste existent en DVD. Avant de découvrir ces deux moyens-métrages, je connaissais déjà Leçon de vie et le très beau A la recherche du lieu de ma naissance.