"Beau et pas cher"
Eurociné 33 Champs Elysées (2013) de Christophe Bier avec Daniel Lesoeur, Jean-Pierre Bouyxou, Monika Swuine, Gilbert Roussel, Patrice Rhomm (Editions RDM) Sortie en DVD : Janvier 2014
Présenté à la Cinémathèque française au début de l'année, cet enthousiasmant documentaire signé Christophe Bier devait sortir cet été en DVD mais l’événement a été repoussé au début de l'année prochaine. Laissez-moi néanmoins vous toucher deux mots de ce film qui revient avec force extraits sur l'histoire d'une des plus atypiques maisons de production qu'ait connues le cinéma français.
On ne présente plus l'érudit Christophe Bier, initiateur du fabuleux Dictionnaire des films français pornographiques et érotiques et spécialiste de toutes les bizarreries imaginaires au cinéma (les nains, les comédiens endossant des costumes de singes, la série Z et tous ses recoins...) . Son génie, c'est de ne jamais poser un regard condescendant ou « second degré » sur ses objets d'étude. Si l'on rit beaucoup en voyant Eurociné, ce n'est jamais de la manière surplombante du petit malin à qui on le la fait pas et qui se gausse des maladresses certaines de ces productions mais bel et bien avec les gens qui ont participé à cette aventure avec beaucoup de foi dans une certaine idée du cinéma et du spectacle.
Après avoir énuméré quelques uns des titres du catalogue Eurociné, promesses d'aventures exotiques, de fantastique sanguinolent ou de promiscuités sexy dans des bagnes de femmes ; Bier évoque avec Daniel Lesoeur l'un des fleurons de la maison : Le lac des morts-vivants. Daniel Lesoeur est le fils de Marius Lesoeur, ancien forain pittoresque qui racheta, en 1957, une ancienne société de production fondée en 1937 et prendre les rênes d'Eurociné.
Très vite la maison se spécialisera dans le cinéma d'exploitation, coproduisant par exemple, avec l'Espagne, de petits « westerns paella ». Lesoeur raconte d'ailleurs à ce moment son principal regret : avoir manqué Pour une poignée de dollars qu'on leur avait proposé de produire.
En petits chapitres abondamment illustrés, Bier revient sur la manière dont la maison évolue au gré des mœurs, produisant au départ de classiques mélodrames à sujets « sociaux » (les bas-fonds de Pigalle, la traite des blanches...) avant d'évoluer vers les films prophylactiques à l'allemande (les inénarrables films de Pierre Chevalier) et un érotisme de plus en plus débridé. Il sera beaucoup question, par exemple, de cette série de films s'inscrivant dans la « nazisploitation » puisque le documentariste a eu la bonne idée d'aller interroger Alain Deruelle (réalisateur du mémorable Les gardiennes du pénitencier), Patrice Rhomm (qui signa pour la firme Elsa Fraulein SS), Jean-Pierre Bouyxou (qui tourna pour Franco en tant que comédien et écrivit les dialogues de Train spécial pour Hitler d'Alain Payet) et la grande Monica Swuine (qu'on retrouve à la fois chez Franco et dans cet invraisemblable Train spécial).
Leurs témoignages sont, sans exception, savoureux. Il faut entendre Bouyxou raconter comment le chef-opérateur de Train spécial pour Hitler eut l'idée de placer sa caméra sur un pneu et de donner des petits coups de pied dedans pour donner l'illusion du mouvement d'un train ! Patrice Rhomm raconte également une histoire tordante de fanfare où Marius Lesoeur voulait engager des figurants noirs et vêtus de jeans ! Convaincu que ces personnages ne raccordaient pas vraiment avec l'époque (l'Allemagne nazie!), le cinéaste se retrouva au bout du compte avec une « fanfare » bien maigrelette de quelques musiciens ! Et il faut également entendre Monica Swuine raconter comment les comédiens furent obligés, sur Train spécial pour Hitler, de faire mine de jouer lorsque Bouyxou se fâcha avec la production et refusa de réécrire les dialogues que la scripte avait perdus : Lesoeur leur proposa de se contenter de dire « un, deux, trois, quatre, cinq » et que tout s'arrangerait au doublage ! Du coup, les dialogues que l'on entend ne correspondent pas aux mouvements des lèvres des comédiens.
Adepte des tournages simultanées, Lesoeur envoie Alain Deruelle sur un tournage de Franco pour tourner Terreur cannibale dans les mêmes décors que Mondo Cannibale alors qu'il n'est censé être qu'un simple assistant. On imagine le caractère épique d'un tel tournage !
Bier s'amuse d'ailleurs à révéler quelques « secrets », la preuve par l'image, comme dans ce film où l'action raccorde avec un contre-champ tiré d'un film tourné plus d'une décennie plus tôt. Réalisateur des Aventures galantes de Zorro (un must!), Gilbert Roussel (qui deviendra l'un des plus gros stakhanovistes du hard français sous le pseudonyme de James. H. Lewis) revient avec tendresse sur ces tournages rocambolesques où le maître mot de Lesoeur était « faire beau et pas cher », ce qui peut supposer des remontages d'anciens films avec de nouvelles séquences (Cf. les dadaïstes Gardiennes du pénitencier) ou le recours à des stock-shots...
Ce qui ressort de tous ces témoignages amusés, parfois franchement hilarants, c'est une grande tendresse pour un homme, Marius Lesoeur, qui était avant tout un commerçant mais également un forain aimant le battage et la parade. Tous s'accordent aussi pour dire qui si les budgets étaient ridicules et les conditions de tournage improbables ; le producteur fichait une paix royale à ses cinéastes qui avaient ainsi le loisir d'expérimenter à tout crin. A ce titre, Bier consacre un chapitre mérité au grand Jess Franco qui fut le premier à offrir un succès financier à Eurociné avec L'horrible docteur Orlof.
Bier nous fait partager cette tendresse en visitant « la maison de campagne » des Lesoeur qui était aussi leur « studio » de production (on reconnaît le grand escalier, la porte bizarrement taillée et les dunes qui figurèrent le désert dans de nombreuses œuvres « exotiques ») et en retrouvant, par exemple, les cuissardes que portaient la divine Soledad Miranda dans Eugénie de Franco. Moment assez magique de pur fétichisme cinéphilique qui raccorde sur un extrait magnifique du film.
De la même manière, le documentaire se termine sur une petite note d'émotion lorsque Bouyxou évoque la beauté de La comtesse noire, œuvre qui prouve qu'une maison de production aussi fauchée qu'Eurociné a pu également donner naissance a des pépites dont peu de maisons « respectables » peuvent s'enorgueillir à l'heure actuelle.
Entre hommage amusé et déclaration d'amour sincère et touchante à un cinéma d'exploitation méprisé ; Eurociné 33 Champs Elysée est une parfaite réussite qu'il ne faudra manquer sous aucun prétexte.