C'était écrit
Ténèbres (1982) de Dario Argento avec Anthony Franciosa, Daria Nicolodi
Après une parenthèse (qu’il ne refermera jamais tout à fait) du côté du cinéma fantastique (Suspiria, Inferno), Dario Argento revient à ses premières amours et au « giallo ». Ténèbres est à la fois une œuvre somme où le cinéaste exacerbe toutes les caractéristiques du genre. Mais également un film « réflexif » où il met en scène un personnage proche de lui, à savoir un écrivain à succès harcelé par un psychopathe qui s’inspire de ses best-sellers pour commettre des crimes atroces[1].
Avec Ténèbres, Argento commence par appliquer habilement toutes les recettes qui ont fait son succès : tueur aux gants noirs (ce sont ses propres mains que nous voyons à l’écran), changements brutaux de points de vue (ces fameux plans « subjectifs » où le cinéaste nous place du côté du psychopathe) et même quelques scènes qui renvoient directement à ses films précédents (le jeune homme témoin d’un meurtre commis derrière une vitre et qui réalise plus tard qu’il n’a pas réellement vu ce qu’il croyait rappelle la scène d’ouverture de L’oiseau au plumage de cristal).
Mais ces ingrédients, il les pimente en exacerbant certaines caractéristiques du genre : l’érotisme est plus prégnant et c’est surtout du côté de la violence que ça déménage. Si le tueur commence très classiquement par tuer au rasoir (c’est net, propre et sans bavure même si ça gicle un peu), les meurtres suivants sont tous commis à l’aide d’une hache et font lorgner le film du côté du « gore » lors de scènes particulièrement sanglantes.
Mais ce qui séduit le plus dans Ténèbres, c’est le style éblouissant du cinéaste et sa manière de se détacher de son sujet pour composer de véritables morceaux de bravoures visuels. Tout le monde cite ce passage mais le deuxième assassinat (celui des lesbiennes) est assez incroyable. Il s’agit d‘un plan-séquence étourdissant à la louma qui part d’une fenêtre, glisse le long de la façade de la maison, se faufile le long des gouttières et du toit pour arriver à une autre fenêtre et laisser suggérer que le tueur est dans les environs. Plastiquement splendide, ce moment de pure virtuosité est parfaitement « gratuit » d’un point de vue narratif mais définit assez bien les enjeux du cinéma d’Argento à cette époque.
Encore une fois, il s’agit d’une histoire « déjà écrite » (le meurtrier ne fait que répéter des motifs déjà-vu, déjà imaginés par un autre). Pour le cinéaste, cette conscience d’arriver « après » agit à la fois comme un élément « bloquant » (voir ces beaux et envoûtants « flash-back » traumatiques dont on ignore au départ d’où ils sortent) qu’il va falloir dépasser. Après les tentatives « coloristes » de Suspiria et Inferno, il s’agit une fois de plus d’utiliser des motifs classiques (aux limites de l’invraisemblance parfois) comme point d’appui au déploiement d’un style baroque et flamboyant.
Avec Ténèbres, le maniérisme d’Argento est à son zénith. Nous citions le fameux plan-séquence sur la façade de la maison mais il faut également parler de l’incroyable troisième meurtre. La fille de l’hôtelier rentre chez elle et se fait soudainement poursuivre par un chien devenu comme fou. Argento se fiche éperdument de la crédibilité de la séquence et se contente d’une longue et hallucinée course-poursuite entre la jeune demoiselle et le molosse enragé. Bien entendu, la ravissante écervelée ne va rien trouver de mieux que de se réfugier dans la maison du tueur et le cinéaste de concocter un savant jeu de cache-cache (avec cette lampe de la cave que les personnages éteignent ou allument) qui finira mal.
Comme chez Léone, c’est moins l’efficacité narrative qui est visée (pourquoi avoir étiré si artificiellement ce meurtre en lançant aux trousses de la future victime un chien venu de nulle part, sautant par-dessus des grilles de trois mètres de haut ?) qu’une vision véritablement plastique des motifs du genre.
Revient également en mémoire ce moment très impressionnant où un homme attend sa maîtresse sur une place romaine et se contente d’observer le petit théâtre de la rue. Là encore, Argento dilate le temps mais pour se rapprocher cette fois de quelqu’un comme Antonioni, avec ce sentiment de vide qui guette les personnages (la splendide photographie de Luciano Tovoli, qui privilégie les teintes froides maculées parfois de rouge sang, n’est pas pour rien dans cette impression).
Entre l’efficacité imparable d’un genre qu’il maîtrise désormais à la perfection et les prouesses d’un style confinant désormais à une pure autonomie et à l’abstraction, Ténèbres apparaît aujourd’hui encore comme l’une des plus belles réussites de Dario Argento.