Cabinet de curiosités
L'orpheline avec en plus un bras en moins (2012) de Jacques Richard avec Noémie Merlant, Melvil Poupaud, Jean-Claude Dreyfus, Dominique Pinon, Caroline Loeb. (Editions L'Harmattan). Sortie en décembre 2013
L'un de mes grands regrets de l'an passé, c'est d'avoir loupé Les rencontres d'après-minuit de Yann Gonzalez dans la mesure où le film semble rompre d'une fort belle manière avec le naturalisme en vigueur dans le cinéma français. La presse a suivi avec beaucoup d'entrain ce premier long-métrage et c'est tant mieux. Je m'étonne néanmoins qu'elle n'ait pas loué avec autant d'ardeur L'orpheline avec en plus un bras en moins de Jacques Richard, objet totalement insolite qui n'a pourtant pas été salué comme il aurait du l'être : une tentative, certes imparfaite mais passionnante, de renouer avec un cinéma loufoque, surréaliste (désolé d'utiliser ce terme si galvaudé!), et d'un humour très noir.
Je dois avouer, mais c'est un tort, que je ne me suis jamais intéressé au cinéma de Jacques Richard. Je n'ai vu qu'Ave Maria qui ne m'avait pas vraiment emballé malgré son affiche qui fit scandale à son époque. L'orpheline avec en plus un bras en moins s'inscrit dans le même contexte campagnard (l'action se déroule en Bourgogne, entre Beaune et Mâcon) et permet au cinéaste de se livrer à une satire des mœurs de province. Mais alors qu'Ave Maria se révélait assez plat dans son approche « réaliste » d'un monde rustique rétrograde ; l'orpheline avec en plus un bras en moins convoque un imaginaire qui nous a plus touché.
Jacques Richard renoue avec le roman-feuilleton d'autrefois. Si son intrigue est contemporaine (il est même question de recherches sur Internet), le réalisateur prend soin de gommer tous les signes ostensibles qui pourraient « dater » le film : pas de téléphones portables, des vêtements assez « neutres » qu'on aura du mal à raccrocher à un quelconque courant de la mode, des décors immuables... Quant à l'intrigue, elle aurait pu être écrite par un feuilletoniste du 19ème siècle : une orpheline éduquée de manière stricte par des bonnes sœurs sévères, un riche avocat désireux d'adopter la pauvre petite affublée de plus d'un terrible handicap (elle a perdu un bras), un tenancier de club véreux (Dreyfus qui cabotine à outrance mais il a l'air de se faire plaisir), des meurtres étranges...
Sans second degré cynique ni révérence trop appuyée pour le genre, Richard rend un bel hommage à cette littérature populaire qui, de Leroux à Féval en passant par Zevacco et Eugène Sue, a enthousiasmé nos arrières-grands-parents.
Cette veine rocambolesque, il la mâtine d'un soupçon d'étrangeté qui vient directement de celui qui imagina cette histoire : le grand Roland Topor. Celui qui inspira Laloux (La planète sauvage) et Polanski (Le locataire) imprègne immédiatement de son univers le film de Jacques Richard : crucifix auquel il manque un bras, magiciens excentriques, musées macabres...
Ce mélange donne au film des allures de cabinet de curiosités où l'on navigue entre des caves lugubres, des chambres dotées de miroirs sans tain, des bordels interlopes ; des airs de bric-à-brac improbable où les cadavres surgissent des malles des magiciens (« cela ne vous suffisait pas de transpercer les malles, il vous fallait éventrer les femelles !») et on l'on croise les fantômes de Tod Browning (L'inconnu) et où les saillies macabres ne manquent pas (devant le cadavre d'une femme au bras arraché, un homme sanglote : « moi qui voulais demander ta main »...).
Si l'on peut faire déceler dans L'orpheline avec en plus un bras en moins une certaine portée satirique évoquant Mocky (galerie de trognes invraisemblables, notabilité dissimulant derrière une respectabilité de façade des abîmes de noirceur...), c'est surtout cette façon qu'a Richard de ne jamais céder aux modes en vigueur dans le cinéma français qui séduit. Le film navigue de fort belle manière entre le mélodrame, l'étrange, le fantastique, l'horreur et l'humour le plus absurde (le mécène de la belle Éléonore qui veut lui faire greffer un bras mais qui n'en trouve qu'un... noir!).
On pourra ergoter en trouvant que la mise en scène manque parfois un peu de souffle. Mais face à la singularité de l'objet, on ne peut qu'applaudir à cette œuvre qui mérite le détour.
NB : A noter que le DVD propose deux versions : la version couleur sortie en salles et une version « director's cut » en noir et blanc, un tout petit peu plus courte. Les suppléments sont assez riches : un "making of" pas inintéressant (ce qui est rare!), les essais de la jolie Noémie Merlant et, surtout, des scènes coupées qui prolongent l'univers du film.