Straub/ Huillet, non merci ? -la plainte d'un ami (2011) de Vincent Nordon (Les presses du réel. Collection Fama. 2011)
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C'est peu dire que le cinéma de Jean-Marie Straub et Danièle Huillet a suscité beaucoup de glose. Ils provoquent toujours l'admiration irréfragable d'une poignée d'inconditionnels (cette fameuse « internationale straubienne » dont parlait Daney) comme ils continuent d'hérisser le poil de nombreux cinéphiles* hermétiques à leur cinéma intransigeant et austère (à côté du couple, Robert Bresson apparaît comme un cinéaste baroque!).
Cinéaste, écrivain, acteur (Gérard Courant lui a consacré quatre films), « critique » (même s'il réfute le terme, il a écrit des articles sur le cinéma dans diverses revues, notamment pour Ça/cinéma), professeur ; Vincent Nordon fut l'assistant des Straub le temps de trois films : De la nuée à la résistance, Toute révolution est un coup de dé et Trop tôt, trop tard.
Et s'il s'attelle aujourd'hui à un livre sur le couple de cinéastes, il ne s'agit en aucun cas pour lui d'adopter la forme classique de la monographie ou d'une approche « critique » de leur œuvre. Nordon le précise d'emblée :

« Je voudrais écrire sur Danièle Huillet et Jean-Marie Straub.
D'autres l'ont fait. Beaucoup. Trop de gloses, à mon sens.
De « seconde main ». Trop de citations, de références, de révérences, de déférence, de référent. »

Il s'agira donc avant tout d'un essai iconoclaste et, précisons-le d'emblée, totalement réjouissant. Nous sommes ici à mille lieues des exégèses universitartreuses aussi excitantes que les allocutions d'un quelconque leader de la CGT. Il s'agira moins de disséquer le cinéma des Straub (on ne dissèque que les cadavres or cette œuvre est la plus vivante qui soit, même si je n'apprécie pas tous leurs films) que de revenir sur une véritable histoire d'amour.
Je m'explique : Straub/ Huillet, non merci ? -la plainte d'un ami est avant tout le récit d'une rencontre et d'une passion. Celle d'un jeune homme qui découvre à 19 ans Chronique d'Anna Magdanela Bach et qui ne s'en remettra pas :

« J'avais dix-neuf ans.
Je sortis du cinéma de la rue Gît-le-Coeur. J'allais boire un quart de vin rouge dans une pizzeria du boulevard Saint-Michel. Je n'ai plus dessaoulé depuis. Touché au cœur. Frappé au plexus.
Rencontre. »

Comme toute passion, cette histoire sera à la fois lyrique, emportée et orageuse : Nordon se vouant corps et âme au couple (quelques anecdotes savoureuses sur les tournages des films viennent égayer le tableau), quitte à se perdre et tout briser (en filigrane, une histoire d'amour avortée). Au gré d'une écriture libre et musicale, l'auteur nous embarque dans un torrent d'émotions où l'on passe de l'amour le plus absolu (de très belles évocations de la figure de Danièle Huillet ou de l'ingénieur du son Louis Hochet) au grondement de la colère et du ressentiment (Straub est parfois traité de « con » et Nordon ne lésine pas pour décrire parfois les traits peu flatteurs de sa personnalité). Mais en filigrane, il demeure toujours l'admiration d'un homme foudroyé par une œuvre qui a profondément influé sur le cours de sa vie.

Pour écrire cette passion, ce récit qui n'en est pas un, l'auteur joue la carte du fragment, du collage et, pour employer un terme plus cinématographique, du montage. Ici apparaît l'autre figure tutélaire de ce livre : Jean-Luc Godard avec qui Nordon partage le goût du coq-à-l'âne, de la digression, du glissement de sens, des images accolées et fracassées. Spécialiste de la musique contemporaine et mélomane averti, il cherche davantage à trouver le bon rythme, le bon swing plutôt qu'à construire un récit linéaire bien structuré. Mais cette écriture torrentielle et anarchique finit par cerner quelque chose d'incroyablement juste sur le cinéma des Straub et  l'Art en général.
Nordon ne cherche pas à interpréter, à expliquer, à disserter : il vit l’œuvre. Ce n'est pas un hasard si la dévotion qu'il porte aux Straub s'apparente parfois à un sacerdoce. Et ceci explique aussi pourquoi il a des mots violents pour les « critique » comme par exemple dans ce passage :

« "Les critiques de cinéma, d'abord, ça sent mauvais, ils ne se lavent jamais, ils puent des pieds, ils sont toujours méchants, et ils n'ont aucune tendresse envers leur prochain.
Moi je me sens straubien.
Indiciblement straubien.
J'ai vingt ans.
Je ne veux pas être critique de cinéma.
Je veux bien être curé, rabbin, terroriste, fermier, éventuellement cinéaste.
Mais pas critique.
Ah ça non ! "

Il s'agit de vomir les tièdes, les timorés et les petits profs  qui réduisirent l'Art à une culture sur le dos de laquelle ils pourraient ensuite toucher quelques prébendes.
A travers le cinéma des Straub, c'est aussi d'une certaine idée de la cinéphilie que Nordon évoque.

« Dans les années soixante-dix : au début des années soixante-dix, il y avait deux camps, Garrel contre Truffaut.
J'étais bien sûr du côté de Garrel.
Qu'est-ce que cela veut dire ?
Garrel : la liberté droguée, l'imagination forcée, la beauté violentée ; Truffaut : le retour à l'ordre moral, la fausse culture, le mépris de l'écriture filmique.
Cette fracture, ce « mur » était bien sûr imaginaire : je ne suis pas sûr d'ailleurs qu'il existait vraiment, peut-être l'inventé-je après-coup, qui sait ? ».

Nordon fait partie de cette génération (18 ans en 68) qui cru à l'Art comme un absolu et qui s'y donna entièrement quitte à s'y brûler les ailes (il se qualifie lui-même de « professeur, poivrot, clown lunaire, mélancolique »). Ce qu'il ne pardonne pas aux gens de sa génération (voir une tirade très violente contre Claude-Jean Philippe), c'est d'être passé de « l'autre côté », celui de la culture et de la démission générale. Une certaine idée du cinéma est morte avec le reflux des utopies et Chronique d'Anna Magdanela Bach n'est plus cette œuvre brûlante qui pouvait aider à vivre mais un objet culturel à destination d'un public averti et cultivé. Et Nordon de se ranger alors dans la catégorie des derniers des mohicans :

« Cela fut dur de continuer de vivre sans les Straub.
Dire que j'ai fui l'école, l'Université, les diplômes. Mon misérable Mémoire de Maîtrise n'impressionne plus personne, à l'heure des Masters et des IUFM où les futurs professeurs des écoles parlent le Alain Touraine et le Pierre Bourdieu par cœur, et peut-être le Lacan lui-même, qui sait ? Mais je suis diplômé de l'Université Straubienne. Signé, tamponné, oblitéré.
A la trappe !
N'en parlons plus !
Finis tout ça !
Nos pauvres os pourriront dans une arrière-boutique sentant l'urine et le moisi. Des livres racornis surnageront dans un remugle d'arrière-cinémathèque enfouie, enfuie, dare-dare, sous les injonctions d'un néo-google. »

Straub/ Huillet, non merci ? - la plainte d'un ami, c'est l'histoire de cette rencontre avec eux, la chronique d'un amour (un amour par terre parfois, un amour à mort aussi). Le souvenir d'un sourire enfui. Une vision mélancolique de la fin d'une époque. Et une évocation pointilliste d'une œuvre qui n'a pas finit de hanter les esprits.
Ce sont également les fantômes de Proust, de Kafka, de Schoenberg, de Corneille et d'Hölderlin.
Un éloge de l'amour, du cinéma et de la musique.
Notre musique...

 

 

* Voir le petit échange que nous avons eu récemment avec l'ami Christophe...

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