Cinéma(ra)t(h)on : J-5
Cinématon 131-150 (1981) de Gérard Courant
Ester de Miro Cinématon n°143
Cinématon réalise d’une certaine manière le fantasme absolu du cinéma : filmer la vie dans sa continuité, sans l’intervention d’un metteur en scène démiurge. Warhol avait déjà senti ça et la téléréalité reprendra à son compte ce fantasme en le pervertissant (par l’illusion du direct – alors qu’une bonne vieille censure veille- et parce que rien n’est plus éloigné de la « réalité » que ces émissions).
Si le terme « cinématon » renvoie évidemment à une sorte d’équivalent cinématographique du « photomaton », il ne faut pas oublier qu’il contient également le terme « matons » du verbe « mater » ou regarder avec insistance[1]. Derrière ce dispositif diabolique qui laisse une entière liberté au « modèle » pointe ce fantasme (celui du cinéaste et du spectateur) de pouvoir tout voir, que la réalité s’offre à notre regard sans voile. De la même manière, il encourage tous les exhibitionnismes et annonce en ce sens la vérité de notre époque où tout le monde tend désormais à mettre en scène sa propre image (via Facebook, les blogs, etc.).
Dès lors, le Cinématon va aviver trois types d’attitude. La première consiste, sur le modèle du Sleep de Warhol, à estimer que les choses les plus insignifiantes de l’existence peuvent devenir objet de cinéma : dormir (Ô Douchet !), manger (comme le critique Christian Bosséno, n°135), etc. La deuxième incite aux comportements extrêmes dont la mort « en direct » pourrait être une sorte d’absolu[2]. Le cas ne s’est pas encore présenté mais certains ont, par la suite, mimé le geste ou ont joué à « malmener » leurs corps devant l’objectif.
Le troisième, enfin, est bien évidemment relatif à ce qui fait tourner le monde, à savoir le sexe. Nul doute que le succès de la téléréalité vient avant tout du fantasme du spectateur de pouvoir pénétrer en tout impunité dans les chambres à coucher des candidats ou leur salle de bain[3]. Cinématon attise ce désir de voyeurisme (est-ce qu’un modèle va oser se dévêtir devant la caméra de Courant ?) comme il exacerbe l’exhibitionnisme (l’un ne va pas sans l’autre) du sujet filmé. Il est d’ailleurs étonnant que sur les 2300 et quelques portraits qu’a tourné le cinéaste, aussi peu aient exploré cette voie[4].
Pourquoi cette longue introduction ? Parce que pour la première fois dans l’oeuvre, la critique italienne Ester de Miro (n°143) satisfait ce fantasme du spectateur et laisse entrevoir très timidement et furtivement l’un de ses seins. Pour le coup, elle le fait presque innocemment (d’autres se montreront plus volontaristes) puisqu’elle laisse tout simplement le cinéaste faire son portrait sur la plage d’Hyères tandis qu’elle fait bronzette. La perspective fait que, même en gros plan, ce sein parvient à entrer dans le cadre (pour un laps de temps très court) lorsqu’elle lève un bras.
Ce sein qu’à l’instar de Tartuffe, mais sans le nier, tout le monde voulait voir ne doit pas nous faire oublier cependant les autres belles rencontres de cette étape et constater que la musette de Courant se remplit peu à peu de beaux noms. Nous croisons d’abord le grand Youssef Chahine (n°133), d’un calme olympien après une opération à cœur ouvert puis Pascal Bonitzer (n°138), critique, scénariste et futur réalisateur, qui parvient à attirer l’attention par la singularité de son profil (bouche fuyante, long nez pointu, petit yeux, regard implacable et front haut). Une vraie « gueule » de cinéma ! J’ai également une certaine tendresse pour le portrait de René Allio (n°139), grand cinéaste malheureusement un peu trop oublié à mon goût. L’hôte de Courant se contente d’offrir à la caméra son regard bienveillant et un sourire doux, donnant l’image d’un homme chaleureux et sympathique.
Cette série m’a permis d’apprécier des Cinématons assez variés. Certains jouent sur l’insolite du lieu de tournage, comme l’écrivain Marc Pierret (n°142), qui se contorsionne devant un beau fond de mer sans que l’on comprenne réellement pourquoi. C’est après coup que j’ai réalisé que le tournage s’était effectué sur un pédalo !
La grande prêtresse de « l’art charnel » ORLAN (n°149) commence par se faire cadrer au niveau du cou et de la bouche avant d’effectuer plusieurs rotations sur elle-même et de montrer enfin son visage. La lumière de ce portrait est très belle et tend déjà à prouver que les plasticiens seront toujours les plus prompts à mettre en scène leurs Cinématons.
Christian Lebrat (n°150), à qui l’on doit les éditions Paris Expérimental[5], choisit de poser avec un projecteur de cinéma en marche dans les yeux, manière de montrer que ces portraits « réalistes » ne sont, au fond, que du cinéma.
Mais le plus étonnant des dispositifs est sans doute celui qu’élabore le cinéaste expérimental Jean-Michel Bouhours (n°145). J’ignore absolument comment il a procédé mais par un jeu de caches, de transparences et de projection sur son visage, il obtient un résultat que je trouve aussi mystérieux que très, très beau…
[1] Dominique Noguez dira joliment que « Mieux vaut être amateur de cinématons que maton de ciné-amateur » (ce qui est autre chose, j’en conviens, mais je voulais placer cette phrase !)
[2] Là encore, on rejoint les sordides histoires contemporaines d’adolescents publiant les photos de leurs scarifications sur leurs blogs ou annonçant leurs suicides via les réseaux sociaux…
[3] Il suffit d’aller cinq minutes sur les sites de tchat en direct via webcams (Blog TV, Chatroulette…) pour constater que la plupart des conversations ne tournent qu’autour du sexe et du désir des internautes de voir les filles se déshabiller devant leur caméra …
[4] Il est probable que le choix du gros plan a dû décourager beaucoup de bonne volonté car cette échelle de plan limite les possibilités de dévoiler son corps (même si rien n’est impossible). Il suffit d’ailleurs de comparer Cinématon avec Couples, série tournée en plan moyen et à deux « modèles » pour constater que cette dernière est à la fois beaucoup plus théâtrale et plus volontiers « érotique »
[5] Je recommande une nouvelle fois l’indispensable Eloge du cinéma expérimental de Noguez et un essai passionnant de Fabien Danesi sur le cinéma de Guy Debord. Il vient de sortir et j’en parlerai très prochainement sur Kinok.