Cinéma(ra)t(h)on : J-82
Cinématon 1741-1770 (1995) de Gérard Courant
Sandrine Bonnaire Cinématon n°1742
Même si à ce stade de mon parcours il paraît encore un peu prématuré de tirer des conclusions sur Cinématon l’œuvre complète, il me semble néanmoins que les années 80 constituèrent une sorte d' « heure de gloire » du film. C'est avant le numéro 1000 que se trouvent les portraits les plus célèbres et la plus importante densité de « personnalités ». Pourtant, il faut se défier de tout jugement définitif. Primo, parce que les portraits de « stars » ne sont pas systématiquement les plus beaux. Secundo, parce que la série que j'ai découverte hier fut sans doute l'une des plus intenses depuis ce fameux cap du numéro 1000.
S'il fallait choisir un Cinématon emblématique du film, on opterait sans aucun doute pour celui de Sandrine Bonnaire (assurément le plus célèbre avec celui de Godard). Si tout le monde a encore en mémoire les traits souriants et juvéniles de l'actrice en 1982, on oublie trop souvent que Gérard Courant l'a filmée à nouveau treize ans plus tard (n°1742). Et ce qu'il y a d'étonnant, c'est la similitude des deux portraits. L'actrice paraît dans un premier temps plus mature et pose de façon plus « professionnelle ». Mais ce masque sobre se craquelle rapidement lorsqu'elle nous offre son merveilleux sourire. On retrouve alors l'adolescente de 15 ans et ce deuxième portrait s'avère (presque) aussi frais que le premier.
Face à une telle présence, on en oublierait presque le beau portrait du cinéaste Bernard Queysanne (n°1743), surtout connu par les cinéphiles pour avoir coréalisé l'homme qui dort en compagnie de Georges Perec. Avec sa grande barbe blanche, il apparaît ici comme un patriarche serein. De la même manière, elle effacerait presque des mémoires le pourtant très amusant portrait de la cinéaste tchèque Jana Bokova (n°1745), auteur de nombreux documentaires. Si ce film est assez amusant, c'est que l'on voit souvent Gérard Courant entrer dans le cadre (ce qui est assez rare) pour lui servir du champagne et l'embrasser.
Après ces débuts fracassants, nous arrivons à ce que j'appelle la fameuse « série rouge » du cinéaste. Toujours à l'aide de son complice Alain Burosse, il participe en cette chaude soirée du 22 juin 1995 à une « nuit » organisée par la chaîne Canal+ au Bataclan. Burosse a aménagé un studio à l'écart pour que Courant puisse tourner ses Cinématons. Réalisés sur un fond rouge (sauf un), aucun ne sera banal.
On commence avec l'actrice de films pornos Elodie (n°1746) (aka Elodie Chérie) qui entame un strip-tease devant la caméra. En trois minutes et des poussières, elle parviendra à exhiber sa plantureuse poitrine mais le clap de fin tombera avant qu'elle ait pu défaire sa ceinture. Si ce film est intéressant, c'est qu'il s'agit, sauf erreur, du dernier Cinématon « érotique » à ce jour.
Deux hypothèses me sont venues à l'esprit pour expliquer cette soudaine désaffection pour le « genre ».
D'abord parce qu'en 1995, la vidéo a pris son envol et s'est considérablement démocratisée. Il est donc beaucoup plus facile de se filmer sous toutes les coutures (Cf. le succès qu'allait bientôt emporter le « porno amateur ») et on peut supposer que les individus, plus soucieux de leur image, ne sont désormais plus prêts à l'offrir gracieusement au cinéaste (il est d'ailleurs symptomatique que la dernière à montrer son corps soit une fille habituellement payée pour ça!). Ensuite, et toujours dans le même ordre d'idée, va se poser le problème de la diffusion et de la visibilité. Lorsque Cinématon était une œuvre marginale, parfois projetée dans quelques festivals spécialisés, cela ne prêtait pas à conséquence d'exhiber son corps. Avec la domestication des images et, a fortiori aujourd'hui, la possibilité de tout diffuser tout de suite via Internet ; il paraît logique de voir les modèles de Courant réfléchir davantage aux implications de leur portrait. C'est pour cette raison que je reste persuadé qu'il n'y aura plus jamais (à l'exception éventuelle de « professionnels » dans le genre) de Cinématon érotique...
Au cours de cette « série rouge », nous allons pouvoir découvrir pas moins de quatre jeunes cinéastes qui finiront par se faire un nom dans le paysage du 7ème art français. Le plus fameux, c'est bien évidemment Gaspar Noé (n°1749) qui semble profiter de son film pour se détendre et afficher un visage parfaitement serein (sourire radieux, bras écartés et mains derrière la tête). Quelques minutes de douceur dans un monde de brutes !
Juste après, c'est au tour de Lucile Hadzihalilovic (n°1750) de passer devant la caméra de Courant. L'auteur de La bouche de Jean-Pierre et d'Innocence joue également la carte de la sobriété, affichant de temps en temps un immense sourire.
Je crois l'avoir déjà dit mais un Cinématon est parfois très révélateur de ce que peut-être (ou pas) un grand cinéaste. Ceux qui maîtrisent parfaitement leur art savent très bien qu'il est inutile d'en faire trop et que la sobriété est souvent beaucoup plus payante. Si l'on mesure le talent des réalisateurs à cette aune, on comprendra alors pourquoi Jan Kounen (n°1751) est un très mauvais cinéaste. Son Cinématon est à l'image de son œuvre : tapageur et épileptique. L'auteur de Dobermann (l'un des plus mauvais films jamais tournés en France) et de 99 francs ne tient pas en place : il grimace, montre sa chaussure, s'agite, se lève et s'approche de la caméra (l'écran devient noir), remue les doigts devant l'objectif... Bref, c'est épuisant. Notons par ailleurs que Kounen est le seul de la série à n'avoir pas été filmé sur fond rouge. On imagine que cela l'aurait encore plus excité !
Enfin, le dernier cinéaste à apparaître est Nicolas Boukhrief (n°1754) qui commence par enlever son pantalon et son t-shirt avant de débuter un long monologue (que nous n'entendrons pas, bien entendu, puisque le film est muet) devant la caméra. On sait que l'auteur de Va mourire et Cortex fut critique à Starfix avant de débuter à la réalisation. La transition est donc toute trouvée pour évoquer les portraits des deux critiques embarqués dans cette « série rouge ».
Le premier est Michel Marie (n°1752) qui reste impassible en se contentant de tirer sur sa cigarette. En revanche, Olivier Séguret (n°1756), filmé en toute fin de soirée (il ne devait pas être loin de 4h du matin) semble totalement cuit et imbibé d'alcool.
Si les cigarettes et l'alcool demeurent des classiques dans Cinématon, Michel Royer (n°1755) innove en se confectionnant un gros pétard sur lequel il finira par tirer.
Royer, c'est un peu le pur produit de ces « années Canal ». On retrouvera d'ailleurs deux autres représentants de cet esprit avec les portraits d'Agnès Michaux (n°1747), écrivain et alors chroniqueuse à Nulle part ailleurs, qui se gratte convulsivement ; et celui de Karl Zéro (n°1748) qui fait un peu parvenu avec ses lunettes de soleil et sa cigarette au bec.
Enfin, il ne faut pas oublier dans cette série la comédienne Florence Thomassin (n°1753) qui semble crever de chaud et qui affiche de nombreuses émotions sur son visage délicat : d'abord une sorte de béatitude, suivie d'une certaine crainte avant d'arborer un sourire amusé. Le résultat est très beau.
Gaspar Noé Cinématon n°1749
Après un tel enchaînement, difficile de rebondir et on trouvera presque banal le « duel » filmé auquel se livre le cameraman Laurent Fabioux (n°1757) avec Gérard Courant.
Et pourtant, le cinéaste va à nouveau nous offrir une belle série en se rendant en septembre à la Fête de l'Humanité à La Courneuve. Mais afin de garder quelques cartouches pour la prochaine fois, je vous épargne aujourd'hui les réflexions qui me sont venues après ces deux séries, d'autant plus que la seconde se poursuivra lors de notre prochaine étape. Tout au plus puis-je vous signaler que nous avons croisé l'architecte passé sans vergogne du maoïsme au mitterrandisme Roland Castro (n°1764) (il a un vague air du « vieux » Belmondo, trop bronzé pour être honnête!) et le philosophe marxiste Jean-Paul Dollé (n°1765) qui en fait des tonnes en passant ses mains boudinées sur son visage et sa longue chevelure blanche.
Mais comme je sais ménager le suspense avec un art qui vous laissera, je n'en doute pas, pantois ; je vous donne rendez-vous pour le prochaine étape où Cinématon nous permettra de lancer quelques réflexions sur l'époque et de nous faire quelques ennemis...