Course contre la montre
L'évadée (1946) d'Arthur Ripley avec Robert Cumming, Michèle Morgan, Peter Lorre, Steve Cochran (Editions Artus Films)
La première surprise de cette perle rare exhumée une fois de plus avec sagacité par les éditions Artus, c'est son casting. Aux côté de Robert Cumming qu'on a pu voir dans Le livre noir d'Anthony Mann et dans quelques films d'Hitchcock (Le crime était presque parfait, La cinquième colonne) et d'un Steve Cochran alors au début de sa carrière (on le retrouvera dans Le cri d'Antonioni et dans New Mexico de Peckinpah) ; on a la surprise de découvrir notre Michèle Morgan nationale dans un rôle assez éthéré mais qui la rend presque sexy (j'ai toujours considéré que cette actrice était séduisante comme un bloc de glace!). On retrouve aussi avec un grand plaisir le toujours excellent Peter Lorre, l'inoubliable criminel de M le maudit (Fritz Lang) qui incarne ici un homme de main particulièrement inquiétant. D'une certaine manière, il annonce avec quelques décennies d'avance le Joe Pesci qu'on peut voir chez Scorsese.
Deuxième surprise de ce film signé du méconnu Arthur Ripley (alors qu'il écrivit pourtant des scénarios pour les studios de Mack Sennett et fit tourner WC.Fields), c'est sa construction dramatique assez novatrice. Adapté d'un roman de William Irish, le film raconte comment un soldat désargenté entre au service d'un gangster (Cochran) et tombe amoureux de sa femme, la belle Lorna (M.Morgan). Tous deux désirent s'enfuir pour la Havane mais le mari ne l'entend pas de cette oreille...
Comme dans L'heure blafarde d'Irish, le film est d'abord rythmé comme une course contre la montre : est-ce que le couple va réussir à échapper aux griffes du bandit et de ses sbires ? Ripley débute son film de manière très classique et le spectateur se sent en terrain connu, celui du film noir avec ses gangsters violents (une violence parfois assez inédite lorsque Steve Cochran frappe une femme en train de lui faire les ongles) et ses seconds rôles inquiétants (Peter Lorre est parfait dans le rôle du sicaire fourbe).
La mise en scène souffre d'un certain manque de moyens (aïe pour les transparences lors des scènes censées se passer au bord de la mer!) mais elle nous offre quelques moments malins (le meurtre d'un propriétaire de bateaux filmé en hors-champ tandis qu'une bouteille de vin brisée déverse son contenu sur le sol).
A mi-chemin du récit, un événement que je ne révélerai pas (difficile d'évoquer ce film en taisant les nombreux rebondissements qu'il comporte) nous plonge dans un tout autre scénario et notre héros doit désormais se battre pour prouver son innocence. Jusqu'au moment où...
Là encore, Ripley brouille les repères et brise toute notion de réalisme inhérente au genre noir (comme le rappelle Stéphane Bourgoin dans un supplément fort intéressant). Nous ne sommes pas encore chez David Lynch mais il y a dans cette Évadée une véritable dimension onirique qui rend le film surprenant et presque déconcertant.
Œuvre curieuse, tout en coups de théâtre et en zigzags, L'évadée mérite le détour et prouve que la série B américaine n'a pas fini de nous offrir de jolis trésors...