Dans la maison
La servante (1960) de Kim Ki-Young (Editions Carlotta). Sortie le 19 décembre 2012
Le cinéaste Kim Ki-Young est, pour ainsi dire, totalement inconnu en France même si la cinémathèque lui a rendu hommage il y a quelques années. Pourtant, ce cinéaste semble avoir eu une influence considérable sur les jeunes réalisateurs actuels, à tel point que Im Sang-Soo fit un remake de La servante en 2010 intitulé The housemaid.
Si l'on en croit quelques informations glanées ça et là sur la toile, Kim Ki-Young a débuté sa carrière en tournant des films réalistes avant de bifurquer et d'emprunter des voies beaucoup plus personnelles. La servante a bénéficié d'une restauration menée par la World Cinema Foundation de Scorsese ; et grâce aux excellentes éditions Carlotta, il est désormais possible de découvrir dans une copie de bonne qualité (mises à part deux bobines du film) cette œuvre atypique et souvent étonnante.
Dès les premiers plans du film, la caméra de Kim Ki-Young capture des personnages derrière les vitres d'une maison. Une sensation d’étouffement se fait déjà sentir et le cinéaste n'aura ensuite de cesse d'établir un climat oppressant en jouant sur les espaces clos et confinés.
Pour résumer en deux mots les enjeux de ce récit, nous dirons qu'il s'agit d'une famille coréenne traditionnelle (le père est professeur de musique dans une usine de femmes, son épouse s'occupe du foyer et de leurs deux enfants : un garçon malicieux et une fille boiteuse) qui va exploser à partir du moment où, pour soulager la mère, une servante est engagée.
Parallèlement, le père a aussi fait tourner la tête d'une jeune femme et causé la mort d'une autre...
Pour être tout à fait honnête, le film est un poil décevant quand on le découvre en ayant en tête toutes les critiques dithyrambiques qui l'ont accueilli. Il souffre en particulier d'un problème de construction : certains personnages disparaissent un peu en cours de route (la jeune fille qui vient prendre des cours de piano à domicile) tandis que la machination que met peu à peu en place la servante ne semble finalement jamais très crédible. Même en ayant le désir de soigner sa réputation, qui ne virerait pas cette folle au bout des premières manifestations de ses lubies mortifères ? Pour qu'il y eut une véritable tension, il eut fallu que les rouages du scénario soient parfaits, entraînant inéluctablement tous les personnages vers leur chute. Ce n'est pas toujours le cas et les situations paraissent parfois un peu artificielles (alors que la servante semble de plus en plus dangereuse, personne ne songe à virer ce flacon de mort aux rats qui revient de manière récurrente).
Ces réserves posées, le film est plutôt surprenant. D'abord pour le climat d'angoisse qu'il parvient à instaurer en usant d'ailleurs de ficelles qui viennent du cinéma d'épouvante (l'orage, le grand escalier lugubre, le poison...). Ensuite pour sa brutalité assez inédite dans le cinéma « mainstream » des années 60. Les relations entre les individus sont assez violentes et le réalisateur n'hésite pas à ausculter les zones ambiguës et sombres de la conscience humaine : le désir de possession, de manipulation, les pulsions érotiques et de mort... Je citerais bien volontiers comme référence le cinéma de Losey (les rapports de classe au cœur même de la passion) mais j'avoue humblement ne pas trop y goûter. En revanche, on songe souvent au cinéma de Buñuel en suivant les aventures de cet « ange exterminateur » qui agit comme révélateur d'une société coréenne figée dans ses archétypes (la famille traditionnelle). De nombreuses images insolites ou dures (la petite fille avec ses béquilles que l'on martyrise, le nourrisson que la servante s'apprête à jeter violemment au sol...) nous rappellent ce « cinéma de la cruauté » cher à Don Luis.
Ce qui finit quand même par emporter l'adhésion, c'est l'indéniable talent de metteur en scène de Kim Ki-Young. Comme je le soulignais précédemment, le cinéaste joue avec l'espace, enferme ses personnages à l'aide de cadres joliment expressionnistes (la restauration met en valeur son travail sur les contrastes) et de nombreux éléments de décor (à l'aide des fenêtres, les plans sont souvent « surcadrés »). Tout se passe comme si la mise en scène participait elle-même de cette intrusion violente et délétère au cœur de l'espace domestique de la maison. Il s'agit de forcer les murs et les vitres pour faire voler en éclats un schéma familial qui nie la part négative de l'individu. Cette servante est l'incarnation même des désirs les plus enfouis (dans un prologue un peu trop réconciliateur, le héros du film s'adresse aux spectateurs et accuse tous les hommes vieillissants d'être attirés par les jeunes filles), des pulsions les plus refoulées, des névroses les plus secrètes.
Cette « part maudite » que Kim Ki-Young parvient à mettre en valeur fait l'intérêt réel de cette Servante et donne envie d'en connaître un peu plus sur ce cinéaste méconnu...