Dans la tête d'un tueur
Schizophrenia (Angst) (1983) de Gerald Kargl avec Erwin Leder (Editions Carlotta Films)
Une fois n'est pas coutume, débutons par les suppléments proposés par la réédition en double DVD de cette œuvre à nulle autre pareille : Angst (je préfère le titre original au titre « français »). Grâce à des entretiens avec le réalisateur Gerald Kargl et le chef-opérateur Zbigniew Rybczynski (célèbre surtout pour ses films d'animation et les nombreux clips qu'il a réalisés), nous en savons un peu plus sur les origines de ce film.
Au début des années 80, Gerald Kargl (qui s'occupe d'un festival et d'une revue de cinéma en Autriche) décide de consacrer un film à un fait divers réel. Suite à l'assouplissement de certaines lois, un prisonnier (jugé sain d'esprit) est relâché dans la nature et va profiter de cette liberté provisoire pour assassiner sauvagement trois personnes. Avec peu de moyens mais beaucoup d'idées (il faut écouter Rybczynski faire l'inventaire de toutes les inventions dont ils se sont servis pour le tournage : caméra suspendue à des câbles et se déplaçant avec un système de poulies, acteur harnaché de façon à ce que la caméra suive tous ses mouvements, tournage avec l'aide constante de miroirs...), ils parviennent à sortir ce film qui ruinera Kargl (c'est, à ce jour, son unique long-métrage). En effet, il sort en salles en Autriche mais est interdit dans la plupart des autres pays européens (Allemagne, Angleterre). Aux États-Unis et en France, il est classé X (pour « extrême violence ») et ne sortira donc que quelques années plus tard, en VHS et en catimini (la sortie en salles ne pouvant se faire que dans le circuit spécialisé du cinéma porno, un film ne relevant pas de ce genre avait toutes les chances de faire un four monumental).
Pourtant, le film sera vu dans les festivals et une aura « d’œuvre culte » va l'entourer au point que Gaspar Noé en fera son film fétiche auquel il n'hésitera pas à rendre hommage (Seul contre tous est très largement inspiré de Angst et on retrouve dans Irréversible des traces du film autrichien). Le cinéaste revient largement (et de manière intelligente) sur le film dans un des bonus proposés.
La réédition de ce film en DVD est une bonne occasion de vérifier que ce film n'a pas pris une seule ride près de trente ans après sa réalisation et qu'il constitue toujours un véritable traumatisme pour le spectateur qui aura l'occasion de le voir. Disons-le d'emblée, c'est à la fois un très grand film mais une des œuvres les plus perturbantes qu'il m'ait été donné de voir (avec Salo de Pasolini).
Gerald Kargl nous invite à partager l'univers mental d'un tueur en série totalement fou. Pour ce faire, il réalise un film quasiment dénué de dialogue mais rythmé par une lancinante voix-off qui commente parfois l'action mais qui, la plupart du temps, nous fait partager les souvenirs et pensées du criminel. On comprend que ce jeune homme sadique a vécu une enfance traumatisante (rejeté par sa mère et battu par son beau-père) et qu'il a développé un caractère à la fois schizophrène et d'une violence extrême (la vue de la souffrance le fait jouir). Il va donc accomplir froidement son plan meurtrier, s'introduire dans une maison isolée et assassiner sauvagement une vieille femme, son fils handicapé et sa fille.
Outre le recours obsédant à cette voix-off, Kargl nous propose une mise en scène totalement démente. Pour traduire la folie de son personnage et sa perception, il multiplie les audaces visuelles : changements d'axes abrupts (avec des plongées et des contre-plongées vertigineuses), angles insolites (renforcés par l'emploi du miroir qui désoriente totalement l’œil dans l'espace), mouvements de caméra permanents (l'usage du harnais nous fait pénétrer directement dans la tête du personnage tandis que les travellings très rapides qui le suivent, avec leurs trajectoires chaotiques, traduisent parfaitement son déséquilibre mental). Tout cela produit une impression d'étouffement et prend aux tripes.
Si Angst reste un film encore plus traumatisant que d'autres œuvres s'intéressant à des tueurs en série (je pense à Henry, portrait of a serial killer ou Funny games) ou plongeant dans l'univers mental d'un cerveau détraqué (on songe parfois au très beau Clean, shaven de Kerrigan), ce n'est pas tant pour la violence qu'il montre que pour cette manière qu'il a de tenir ce point de vue unique, insoutenable par définition puisqu'il s'agit de celui d'un criminel totalement cinglé.
Prévenons quand même les âmes sensibles, la violence est parfois montrée et l'assassinat à coups de couteau de la jeune fille est particulièrement éprouvant, surtout lorsqu'on constate qu'à la fin de son méfait, le jeune homme a le pantalon baissé et qu'il boit directement le sang de sa victime à son cou.
Notons, entre parenthèses, la dimension de frustration sexuelle qui guide le tueur, comme le montre la scène du bistrot où il reluque ostensiblement deux jeunes clientes en mangeant une grosse saucisse (le montage sur les bouches en gros plans est particulièrement suggestif!).
Mais ce qu'il y a de plus dérangeant, c'est bel et bien l'absence de toute échappatoire pour le spectateur. Jamais il ne sortira de la tête de ce tueur, à un point tel que tout point de vue « moral » finit par se brouiller et qu'on en arrive presque à trembler pour lui. Dans un film comme Funny games, le cinéaste filme l'utra violence avec une froideur stylisée et il garde constamment une distance pour taper sur les doigts du spectateur (le regard d'Haneke, prof moralisateur, qui tape sur les doigts des mauvais élèves prêts à jouir de cette violence). Dans le film d'horreur le plus vulgaire et le plus complaisant, on reste toujours du côté des victimes auxquelles on s'identifie. Dans Angst, on ne quitte pas les pensées du tueur et on est véritablement saisi par une sorte de vertige tant le film nous confronte à ce qu'il peut y avoir de plus obscures et de plus noires dans l'âme humaine. Kargl nous plonge dans le puits sans fond des pulsions et des névroses les plus criminelles.
L'expérience est, encore une fois, très éprouvante (on sort du film avec un goût de cendres dans la bouche) mais elle est unique...