Dans la toile d'araignée
Lilith (1964) de Robert Rossen avec Jean Seberg, Warren Beatty, Peter Fonda (Editions Wild Side) Sortie le 5 février 2014
Les raisons de redécouvrir le rarissime Lilith sont nombreuses. Tout d'abord, il s'agit du dernier film de Robert Rossen, cinéaste finalement peu connu (mis à part L'arnaqueur) et qui souffre, à l'instar d'Elia Kazan, d'une mauvaise réputation dans la mesure où il fit partie de ceux qui donnèrent des noms au moment du maccarthysme (dont il fut lui-même victime!).
Cette dernière œuvre témoigne à la fois d'un métier hérité de la grande tradition hollywoodienne tout en se révélant d'une rare modernité. Pour le dire de manière un peu caricaturale, nous sommes parfois plus proche du cinéma de Bergman que du cinéma de genre (le mélodrame passionnel) hollywoodien.
Le splendide générique du film nous donne déjà la teneur du récit auquel nous allons assister. Nous y voyons les formes géométriques mais brisées, irrégulières d'une toile d'araignée qui enserrent un papillon. Ces deux éléments annoncent immédiatement les deux directions du film : d'une part, un portrait d'une jeune femme schizophrène et nymphomane ; de l'autre, une passion amoureuse où le jeune aide-soignant débutant (Warren Beatty), tel le papillon, va succomber au charme de sa patiente qui va le mener aux portes de la folie...
Sans partir dans de savantes exégèses dont je serais incapable, il est à noter que le prénom Lilith représente le symbole de la séduction, de la tentation féminine et des ténèbres. Une lecture trop rapide de l’œuvre pourrait nous faire penser qu'il s'agit d'une nouvelle variation sur le thème extrêmement fertile de la « femme fatale » emprisonnant dans sa toile les hommes. Mais le film de Rossen est plus intéressant que ça et impressionne par son art consommé de la rupture, de la ligne brisée.
Alors qu'il semble s'avancer paisiblement sur le chemin d'un drame freudien assez explicatif où tout serait souligné par une psychologie assez lourde (le passé de soldat de Beatty, le rapport ambigu à la mère...), le cinéaste joue soudain la carte de l'opacité, des troubles beaucoup plus profonds de la nature humaine. En terme de mise en scène, cela se traduit par de fréquent va-et-vient entre un classicisme serein frisant parfois l'académisme (le jeu « actors studio » de Beatty) et des visions expressionnistes traduisant à merveille le point de vue mental de l'héroïne. Rossen multiplie les gros plans inquiétants, joue avec les ombres, les grillages, les cadrages insolites et parvient à créer une atmosphère qui évoque parfois le cinéma d'épouvante gothique.
Peu à peu, un trouble s'insinue dans le récit d'autant plus que la « folie » (somme toute relative) de Lilith semble contaminer à la fois le personnage incarné par Warren Beatty mais également toute l’œuvre, comme si cette pathologie représentait soudainement une certaine Amérique en crise et ses traumatismes (guerre de Corée, chasse aux sorcières...). Rossen ausculte les recoins les plus sombres de la nature humaine en abordant avec une rare audace (pour l'époque!) le thème de la nymphomanie (vue alors comme une « maladie ») et qui lui permet de traiter le désir sexuel un peu à la manière de Bergman dans Le silence : à la fois d'un point de vue métaphorique et avec une certaine frontalité.
Il est plus temps de souligner le génie de l'interprétation de Jean Seberg : fragile, sensuelle, enjôleuse, douce et soudainement traversée par des accès de violence et de folie ; elle donne au personnage de Lilith une ambiguïté passionnante. Elle redéfinit totalement l'image de la femme fatale pour incarner une héroïne moderne assumant ses désirs (y compris pour des êtres du même sexe qu'elle) et en affirmant la liberté de disposer à sa guise de son corps. Mais c'est également cette « liberté » qui la met au ban de la société et l'enferme dans sa solitude. Rossen épouse le point de vue de ce superbe personnage et parvient à faire vaciller les frontières entre la normalité, la raison et la folie. Il filme souvent des éléments naturels qui deviennent la projection métaphorique de ce vacillement, des pulsions qui animent les personnages : torrents, reflets fluctuants dans l'eau, brume mystérieuse qui entoure le visage de Jean Seberg...
Par cette manière de mettre constamment en « danger » son classicisme, Lilith apparaît comme une œuvre unique et vénéneuse. Nulle doute que quiconque succombera à son charme gardera longtemps en mémoire son parfum capiteux et entêtant...
Bonus. Une présentation du film assez surprenante de l'historien du cinéma Peter Biskind dans la mesure où il affirme que Rossen a terminé sa carrière sur un mauvais film ! Mais l'auteur ne cherche pas à analyser vraiment l'oeuvre et se contente de la survoler par des anecdotes sans intérêt (les difficultés de Beatty sur le tournage, les relations houleuses avec Peter Fonda, etc.) Du coup, le seul intérêt est de montrer que persiste toujours un certain malentendu autour de Lilith, film méprisé à tort aux États-Unis et beaucoup mieux accueilli en France...