Danse avec les Sioux
Le jugement des flèches (1957) de Samuel Fuller avec Rod Steiger, Charles Bronson
Me voilà à jour dans mes chroniques DVD et donc plus disponible pour évoquer avec vous les diffusions télévisées du moment. Coup de chance, les chaînes câblées proposaient hier un western du grand Samuel Fuller que je n’avais jamais vu.
Le jugement des flèches s’ouvre sur un travelling latéral qui nous plonge d’emblée au cœur de l’horreur la plus totale en montrant les morts d’un champ de bataille. Séquence coup de poing qui met immédiatement dans l’ambiance d’un western qui annonce, par sa brutalité et sa noirceur, les futures démystifications de Léone et Peckinpah.
Fuller divise son film en trois parties. Un long prologue lui permet d’inscrire au cœur de son récit le traumatisme de la guerre de Sécession. O’Meara (Rod Steiger) est un ancien soldat sudiste qui n’a pas digéré la reddition du général Lee et la victoire des yankees. Plutôt que de se plier aux lois de la bannière étoilée, il décide de s’enfuir dans le far West pour vivre en territoire Sioux…
A partir de là, Fuller se penche sur une autre plaie douloureuse de la nation américaine : l’extermination des indiens. La force de son film va être d’épouser le point de vue d’un homme constamment écartelé entre divers sentiments d’appartenance : américain par la naissance, il refuse de se plier au joug des lois édictées par les nordistes. Adopté par les Sioux (il épouse une ravissante squaw) ; il sera, lors de la mission qui lui est confiée dans la dernière partie du film, constamment tiraillé entre la tribu qu’il s’est choisi (celle des indiens) et ses véritables origines.
Avec Le jugement des flèches, Fuller entame une réelle réflexion sur les origines des Etats-Unis et la manière dont cette nation s’est construite. A rebours de l’image idyllique d’un Etat neuf bâti par la seule bonne volonté des pionniers, il montre comment ce pays est le fruit d’une histoire douloureuse et sanglante (la guerre de Sécession, le massacre des populations indiennes).
En montrant un personnage de rebelle qui choisit comme famille d’élection une tribu indienne, le cinéaste montre que ceux qui étaient jusqu’alors stigmatisés comme des « sauvages » appartiennent pareillement à la nation américaine et que leur sort est semblable à celui des sudistes contraints d’adopter les lois du Nord.
Bien sûr, il ne s’agit pas ici d’idéaliser les uns ou les autres : une conversation fait une allusion très claire au racisme du Sud esclavagiste et aux méfaits nauséabonds du Ku Klux Klan tandis que certains indiens se comportent également d’une manière très violente.
Il n’y a plus de héros chez Fuller mais une volonté généreuse de se confronter à l’altérité et aux complexités de la nature humaine. La mise en scène joue beaucoup sur des effets de « miroirs », à l’image de ce fameux jeu cruel de la « course contre les flèches » que le cinéaste filmera deux fois avec son sens proverbial du rythme et de l’action : une fois de droite à gauche sur notre écran, l’autre de gauche à droite, offrant ainsi un renversement de perspective aux personnages qu’on retrouvera tout au long du film sous une forme plus métaphorique. Par ce jeu de renversement, Fuller montre ce qu’il peut y avoir de nous chez l’Autre et comment apprendre à l’accepter.
Prenons un exemple pour être plus clair : quand il décide de devenir Sioux, O’Meara annonce qu’il est prêt à renoncer à toute sa culture à l’exception de sa foi. Le chef indien entame alors une discussion autour des deux religions et les deux hommes arrivent à la conclusion qu’ils ont le même Dieu mais sous des noms différents.
Derrière le discours grandiloquent de bigoterie de son héros, Fuller parvient à faire passer l’idée que les grands « principes » américains sont également partagés par les Autres et qu’il y a moyen de partager un territoire commun, une culture commune qui tiendrait compte des singularités de chacun.
Dans toute la partie finale, que je ne détaillerai pas, il est question de territoire et de loyauté envers l’Autre. Mais ces questions ne sont jamais abordées avec les sanglots humanistes gluants de rigueur ; Fuller préférant insister sur l’ambiguïté de la nature humaine, sa part de négativité qui n’empêche pourtant pas (au contraire !) le pas vers l’Autre. Chez lui, l’homme qui vous tire dessus peut aussi être celui qui vous sauve la vie et la question de l’identité de l’individu ne se résout pas avec des lois et des décrets.
Par ailleurs, le jugement des flèches est un chouette western avec tous les ingrédients du genre pour nous réjouir : grands espaces (le film a été tourné dans l’Utah sauvage), chevauchées intrépides et fusillades spectaculaires. La mise en scène privilégie la brutalité du trait (pas de fioritures et une violence assez inédite pour l’époque) et nous montre, un peu à la manière d’Aldrich, des individus luttant sans arrêt pour leur propre survie.
Action, réflexion et émotion : c’est le mélange réussi que nous propose ici le grand Sam…