Coffret Danièle Huillet et Jean-Marie Straub : Volume 7 (Éditions Montparnasse) (Sortie le 4 Septembre 2012)

 

*DVD 1 : La mort d'Empédocle (1986)

*DVD 2 : Noir péché (1988), Trop tôt, trop tard (1980-1981)

*DVD 3 : Le Genou d'Artemide (2007), Femmes entre elles (2008), L'inconsolable (2010), Un héritier (2010), Chacals et arabes (2011)

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Septième volume de la réédition de l’œuvre complète des époux Straub (louons la maison Montparnasse pour cette initiative aussi courageuse que salutaire), ce coffret m'a permis de remettre les pendules à l'heure après un volume 6 qui m'avait laissé plutôt perplexe (voir ici).

Contrairement à ce que je craignais, je ne suis pas devenu totalement allergique au « système Straub » même si je n'aime pas du tout les courts-métrages que le cinéaste a tournés seul après le décès de Danièle Huillet. J'en ai eu d'ailleurs la confirmation cette fois : le 3ème DVD du coffret ne présente pas le moindre intérêt et m'a même donné l'occasion de m'énerver contre un film totalement indigeste comme Un héritier.

En revanche, revoir Trop tôt, trop tard et découvrir le beau (et aride) La mort d'Empédocle m'a permis de mieux saisir ce qui me plaît le plus chez les Straub : leur « musicalité ». Ce n'est sans doute pas un hasard si l'un de leurs meilleurs films (Chronique d'Anna Magdanela Bach) est entièrement voué à la musique. Mais cette musique, dans leurs œuvres les plus belles (Sicilia, Lothringen !...), on la retrouve partout : dans la diction des acteurs et, surtout, dans la mise en scène des textes littéraires choisis, mélange souvent très fort de rigueur (la précision du cadre est toujours assez éblouissante) et de beauté picturale.

Je me demande, finalement, si ce n'est pas le texte que j'aime le moins dans les films des Straub. A quelques exceptions près (Kafka, Hölderlin...), je ne suis pas un grand admirateur des auteurs qu'ils choisissent (Pavese m'ennuie et je ne parle même pas de Barrès!)

 

Prenez par exemple Trop tôt, trop tard : quelle idée curieuse que d'être allé chercher des textes de l'émétique Engels pour faire un film? Et même si je ne connais pas les écrits de Mahmoud Hussein (La lutte des classes en Égypte de 1945 à 1968), je suis prêt à parier que ceux de quelqu'un comme Georges Henein sont beaucoup plus palpitants ! Mais pourtant, le film est très beau. Peut-être parce que le texte est finalement assez rare et que c'est une mise en scène « documentaire » qui prime ici.

Il est divisé en deux parties inégales. La première est française : tandis que Danièle Huillet lit des extraits d'Engels où il est question du taux de paupérisation des campagnes et villes françaises à la veille de la Révolution ; de magnifiques panoramiques nous montrent ces mêmes lieux en 1980.

Même principe dans la deuxième partie sauf que nous sommes désormais en Égypte et que le narrateur lit des extraits de l’œuvre de Mahmoud Hussein.

L'enjeu du film est, bien évidemment, de confronter le présent (la terre, la nature, les lieux...) au passé (le texte) et d'analyser ce qu'il y a entre ce « trop tôt » (celui des révolutions avortées) et ce « trop tard » (celles qui ne viendront plus). Chez les Straub, les lieux, le territoire ont davantage d'importance que la « théorie » (d'ailleurs, les textes choisis sont plutôt factuels) : il s'agit à la fois de dessiller les yeux du spectateur (en les lui « brûlant » comme le souhaitait Cézanne) tout en confrontant ce qui résiste dans les textes anciens à notre « présent ».

La beauté du film vient dans cette manière qu'ont les cinéastes de circonscrire un territoire, de ce long plan où la caméra, embarquée dans une voiture, fait une dizaine de fois le tour de la place de la Bastille jusqu'à ces panoramiques majestueux sur la campagne française ou égyptienne. Il y a presque un côté Fordien dans ce désir d'offrir au peuple un territoire « réel ». Mais lorsque les Straub laisse tourner interminablement leur caméra sur ce qui ressemble à une usine égyptienne, on songe également aux frères Lumière et aux origines du cinéma.

Il s'agit pour eux de filmer la vie et de tenter d'en saisir le mouvement (aussi bien présent mais « historique »). Et lorsqu'ils embarquent à bord d'une charrette (?) et filme longuement leur trajet (la route et le paysage qui défilent), on pense aussi au cinéma de Gérard Courant et à ses expériences autour des balades. Chez Courant, les lieux ont une dimension plus « intimes » alors que Straub essaie d'en tirer quelque chose de plus immémorial, qui s'inscrit dans l'Histoire.

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La mort d'Empédocle emprunte les chemins de la fiction et fait partie de ces fameux films « en toges » des époux. Ils adaptent ici une pièce d'Hölderin narrant les dernières heures du législateur et philosophe grec Empédocle d'abord renié par les clercs et le peuple avant d'être rappelé par ses derniers mais qui fera le choix de mourir en se jetant dans le cratère de l'Etna. Empédocle et Hölderlin inspireront une nouvelle fois les cinéastes dans Noir péché, consacré aux derniers instants du philosophe. Ce qui m'a le plus gêné dans ce dernier film, c'est la traduction extrêmement « littérale » de l'allemand, donnant des phrases assez désarticulées et difficiles à suivre. Si le texte de La mort d'Empédocle est très dense et parfois assez ardu, la traduction m'a paru plus « classique » et plus simple à suivre. Le film fait beaucoup songer à Antigone, avec une fois de plus une figure qui « résiste » aux clercs et aux prêtres (on est surpris mais ravi de retrouver le grand Howard Vernon dans le rôle de Hermocrate) et qui prône finalement un retour aux lois « naturelles ».

Là encore, ce que réussissent les cinéastes, c'est à transformer la rugosité de ce texte « classique » en une véritable « musique » que vient appuyer l'enchevêtrement savant des plans (avec ces respirations très belles où la nature finit par prendre le dessus sur le sens des mots et oppose son caractère immémorial à la folie des passions humaines). Le cadre est tranchant comme un scalpel, coupant de façon parfois abrupte des corps immobiles et donnant un rythme, une respiration profonde (le montage n'y est pas pour rien non plus) à un texte qui évoque à la fois la nécessité pour le peuple de s'affranchir de ses chaînes et de revenir aux lois « naturelles ». Une philosophie qui s'inscrit à la fois dans la lignée de Rousseau et de l'utopie communiste de Marx.

 

Dans ces derniers courts-métrages, Jean-Marie Straub poursuit ses adaptations d'écrivains qu'il a déjà croisés.Le genou d'Artémide, Femmes entre elles et L'inconsolable sont tirés de Pavese (on se souvient de Ces rencontres avec eux et De la nuée à la résistance). Même s'ils ne présentent pas un grand intérêt, ce sont peut-être les moins pires notamment Le genou d'Artémide et l'inconsolable car plane sur ces deux œuvres le fantôme de la femme aimée (Danièle Huillet). En revanche, c'est en comparant Un héritier à Lothringen ! (adaptés tous deux de Barrès) et Chacals et arabes à Amerika, rapports de classes (deux films d'après Kafka) qu'on peut constater la dégringolade du « système Straub ».

On peut déjà s'agacer de cette manière identique (déjà-vu dans O somma luce) de débuter par un écran noir et une musique classique. Cette « audace » n'émerveillera que ceux qui n'ont jamais vu Hurlements en faveur de Sade de Debord ou L'homme atlantique de Duras. Arrive ensuite le texte qui n'est désormais plus « mis en scène » mais lu face à une caméra (l'image anonyme de la vidéo a remplacé les magnifiques 35 ou 16 mm des grands films des Straub). Du coup, les films perdent toute leur musicalité et le texte n'est plus du tout incarné. Voir un type lire son texte (on voit les feuilles à l'écran) dans Un héritier est proprement insupportable d'autant plus qu'il ne le lit pas bien et que le film, constitué en majeure partie d'un seul plan fixe, apparaît comme le degré zéro de l'écriture cinématographique. Même chose pour le soporifique Chacals et arabes (une femme dans un appartement) et les autres titres de ce troisième DVD (malgré quelques beaux panoramiques sur la nature).

 

Straub seul ne semble plus vouloir que « capitaliser » son héritage en poursuivant des adaptations d'auteurs qu'il connaît parfaitement. Que ces courts soient accueillis comme s'il s'agissait de la parole divine me laisse un peu perplexe car ce n'est pas rendre service à un cinéaste qui a assurément inventer de nouvelles formes mais qui se laisse désormais prendre au piège d'un cinéma totalement verrouillé et sclérosé.

 

On oubliera donc ces œuvres dispensables pour se replonger dans La mort d'Empédocle et Trop tôt, trop tard : même austère et ardu, c'était encore du cinéma et du bon !

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