De la peinture au cinéma
Cinéma et Peinture (2011) de Joëlle Moulin (Citadelles & Mazenod. 2011)
En s'intéressant aux liens qui unissent le cinéma et la peinture, Joëlle Moulin aborde un beau mais (très) vaste sujet. Une simple définition du propos comporte de nombreuses difficultés : s'agit-il d'évoquer les « biopics » de peintres à l'écran (du Van Gogh de Pialat au Klimt de Ruiz en passant par Les fantômes de Goya de Forman) ou de ces films évoquant des figures d'artistes en projetant les spectateurs au cœur de leurs toiles (je pense à La ronde de nuit de Greeanaway ou au récent Bruegel, la croix et le moulin) ?
S'agit-il de se concentrer sur la façon dont les cinéastes ont filmé le geste de peindre, que ce soit sous la forme du documentaire comme Clouzot dans Le mystère Picasso ou de la fiction comme Jacques Rivette avec sa Belle noiseuse ?
Mais il peut exister encore bien d'autres manières d'aborder ce sujet : comment les tableaux s'invitent au cœur des films (c'est particulièrement flagrant chez Godard mais n'oublions pas Rohmer utilisant Mondrian dans Les nuits de la pleine lune pour exprimer la froideur et la désincarnation de l'univers qu'il décrit) ou comment les cinéastes s'amusent à reproduire de véritables tableaux vivants (Godard dans Passion ou Sokourov dans Mère et fils). D'une manière générale, un courant pictural peut également influencer un certain nombre de films, que ce soit l'impressionnisme (qui irrigue les films des frères Lumière ou ceux de Renoir), l'expressionnisme qui a tant influencé le cinéma allemand des années 20 ou encore le cubisme (voir Godard).
Il faudrait aussi ne pas oublier les cinéastes qui, à la manière des peintres, utilisent leur art pour réaliser leurs « autoportraits » (Eastwood, Allen, Moretti, Monteiro...) et les films où les tableaux deviennent de véritables « personnages », que ce soit chez Hitchcock (Vertigo), Lewin (Le portrait de Dorian Gray), Preminger (Laura) ou Fritz Lang (La femme au portrait)...
Kim Novak dans Vertigo (Hitchcock)
Cette multiplicité des approches possibles explique sans doute le sommaire un peu disparate de l'ouvrage de Joëlle Moulin. Si on devait lui adresser un petit reproche, ce serait cette manière qu'elle a de réduire le thème à un catalogue sans chercher à tirer un fil directeur. Du coup, certains chapitres, aussi passionnants soient-ils, paraissent un peu arbitraires : pourquoi se pencher particulièrement sur Van Gogh au cinéma plutôt qu'un autre, surtout lorsque les trois approches de l'artiste sont radicalement opposées (romancée chez Minelli, « réaliste » chez Pialat qui s'intéresse moins au peintre qu'au statut d'artiste ou onirique chez Kurosawa) ? Pourquoi choisir « Edward Hopper dans quelques films » plutôt que Rembrandt ou Georges de la Tour ?
Cet arbitraire, on le retrouve également dans le « corpus » des films étudiés. Sans doute plus spécialiste de peinture que de cinéma, l'auteur néglige totalement certaines œuvres (Rohmer, Rivette, Sokourov...) et, inversement, en glorifie certaines de manière un peu exagérée (beaucoup de place accordée à Robert Redford qui n'a pourtant pas l'étoffe d'un grand cinéaste).
Et pour terminer avec ces quelques réserves, le caractère hétéroclite de ces chapitres fait que certains paraissent un peu plus faibles au niveau de l'analyse (les réflexions sur les œuvres d'Eastwood et Woody Allen à l'aune de l'autoportrait sont assez plates et ne vont pas bien loin).
Ces limites posées, l'ouvrage se révèle quand même fort intéressant. D'abord parce qu'il est absolument superbe. Personne n'ignore la qualité des « beaux livres » estampillé Citadelles & Mazenod mais, une fois de plus, c'est un régal. Les reproductions de tableaux et d'images de films sont magnifiques et la mise en page met fort bien en valeur les interactions entre la peinture et le cinéma.
Ensuite, parce que certains chapitres se révèlent fort pertinents et offrent un regard sur le cinéma original. Celui intitulé « Le style au cinéma » est particulièrement réussi et Moulin montre fort bien comment l'impressionnisme a irrigué le cinéma de Renoir, comment l'expressionnisme a influencé le cinéma allemand avant de gagner Hollywood (elle s'inscrit dans la lignée de Pierre Berthomieu pour souligner l'influence de William Cameron Menzies qui imposa ce style dans de grosses productions comme Autant en emporte le vent).
Ne connaissant pas beaucoup la « Hudson River School », j'ai lu avec enthousiasme ce sous-chapitre évoquant avec beaucoup de pertinence l'influence de ce courant pictural sur le cinéma de Ford et Lynch. Associer Rothko à La prisonnière du désert n'était pas forcément une évidence mais la démonstration est ici fort probante.
Très réussies sont également les parties qui abordent les thématiques du cinéma japonais (les signes de la modernité chez Ozu, par exemple) et celle qui traite de l'influence considérable du peintre Edward Hopper sur les cinéastes (Wenders bien sûr, mais également Woody Allen et Hitchcock).
Dans l'ensemble, l'ouvrage se lit avec beaucoup d'intérêt. Joëlle Moulin ne parvient pas totalement à délimiter les contours de son sujet mais son essai constitue une approche stimulante pour un domaine qu'il reste à explorer...
Jacques Dutronc dans Van Gogh (Pialat)
NB : Autour de ce thème, je conseille chaleureusement l'excellent dossier du Ciné-Club de Caen.