Des femmes et des dieux
Le narcisse noir (1947) de Michael Powell et Emeric Pressburger avec Deborah Kerr (Editions Carlotta)
Heureuse initiative des décidément excellentes éditions Carlotta qui ressortent aujourd'hui une copie splendide du Narcisse noir du duo britannique Powell/Pressburger. Ce nouveau tirage, même s'il vaut sans doute mieux le découvrir sur un très grand écran, rend parfaitement justice à la magnifique photographie de Jack Cardiff et à son Technicolor flamboyant.
Pour ma part, je dois avouer n'avoir jamais été vraiment emballé par le cinéma de Powell jusqu'à présent. A part ce chef-d’œuvre morbide et tourmenté qu'est Le voyeur, quelque chose m'a toujours empêché d'adhérer totalement à des films que je trouvais pourtant intéressants. Revoir Le narcisse noir m'a permis de revoir un peu mon jugement et m'a donné envie de redécouvrir ses autres grands films (notamment La renarde).
Pour mémoire, le film narre les aventures d'un groupe de religieuses chargées d'établir un dispensaire au fin fond de l'Inde, dans un palais situé au sommet d'un pic montagneux. Désireuses de fonder un hôpital et une école, elles sont aidées par Dean, un agent britannique installé dans la région et dont l'attitude désinvolte choque la sœur supérieure Clodagh (Deborah Kerr) tout en séduisant la sœur Ruth...
L'une des images les plus célèbres du film montre la sœur Clodagh en train de sonner les cloches tandis qu'une plongée vertigineuse nous dévoile le précipice qui se trouve à ses pieds. Powell et Pressburger auront plusieurs fois l'occasion de composer ce type de plan instaurant une tension entre ce qui se passe à l'avant (un personnage qui regarde) et ce qui advient derrière, dans la profondeur de champ (par exemple, Ruth surprenant une conversation entre Clodagh et Dean).
Le narcisse noir est entièrement composé autour de ces lignes contradictoires : entre ce que les individus voudraient être et ce qu'ils sont au plus profond d'eux-mêmes. Ce qui me gênait jusqu'à présent chez Michael Powell, c'est ce que j'estimais son cinéma atteint d'une certaine « phobie » des femmes qui ne pouvaient être que nonnes (c'est le cas ici) ou sorcières (Cf. La renarde). Ce que j'aimais justement dans Le voyeur, c'était cette manière d'aborder frontalement cette « phobie » et de faire du cinéaste un véritable tueur.
Revoir Le narcisse noir m'a prouvé que les choses étaient plus complexes. Le personnage qu'incarne à la perfection Deborah Kerr n'est absolument pas lisse et univoque. Derrière sa manière de se retrancher derrière son devoir et sa fonction se devine ce qu'elle fut également : à savoir une femme amoureuse (elle est devenue nonne pour oublier une mésaventure sentimentale) et pas à l'abri des passions.
En jouant à la perfection du décor grandiose qu'ils ont recréé en studio, les cinéastes parviennent à instaurer un climat vénéneux où les montagnes, le vent, les paysages immaculés semblent faire vaciller les consciences et révéler les pulsions les plus sauvages. Ils jouent à merveille d'une certaine ambiguïté qui finit par emporter tous les personnages en révélant leurs failles, leurs gouffres et leur caractère double. Tous oscillent entre la raison et la passion (sœur Ruth en premier lieu mais également Clodagh ou le petit prince qui s'enfuit avec la « mendiante »), entre la lucidité et la folie voire entre la Terre et le Ciel. C'est le cas, par exemple, du très beau personnage de cette nonne qui souhaite rester vivre sur place tout en renonçant à ses vœux. Tout se passe comme si les lieux n'offraient pas d'autres alternatives qu'un investissement céleste absolu (Cf. ce mystérieux « Saint Homme » qui semble contempler toute l'agitation du moment sans jamais rien dire) ou, au contraire, un travail terrestre incompatible avec l'idée même d'un Dieu.
L'opposition la plus radicale et celle qui fait basculer le film vers un dénouement presque fantastique (un fantastique à la Tourneur, où l'on plonge au cœur même des eaux troubles de l'âme humaine) est bien entendu celle qui advient entre Clodagh et Ruth. D'une certaine manière, ces deux sœurs représentent les deux faces opposées d'un même visage de la Femme : la raisonnée et la passionnée, la rationnelle et celle qui se laisse dominer par ses pulsions les plus sauvages, la sainte et la « prostituée ». Ruth incarne parfaitement cette partie de Clodagh qui se trouve attirée irrésistiblement par Dean et elle franchit le pas en se débarrassant de l'habit monastique. La scène où elle devient « femme » est remarquable : le pourpre de la robe, l'éclat provocant du rouge à lèvres : tout concourt à souligner le caractère violent et passionné du personnage.
Le narcisse noir est un film où le feu ne cesse de brûler sous la glace et qui nous emporte dans un tourbillon d'émotions et de sentiments (ceux que les personnages laissent éclater ou ceux qu'ils répriment). Grâce à leur utilisation grandiose des décors et de la couleur, Powell et Pressburger signent une œuvre expressionniste et lyrique dont le charme vénéneux et entêtant n'a pas fini de nous hanter...
images : Captures DVD Carlotta-Films