Des frères Lumière à "Hugo Cabret"
Auguste et Louis Lumière (2011) de Michel Faucheux (Gallimard. Folio Biographies. 2011)
Dans le domaine du cinéma, les biographies d'artistes sont encore assez rares. J'en vois déjà qui s'étonnent de cette affirmation péremptoire en songeant à toutes les publications consacrées à des cinéastes.
Qu'on se comprenne bien : j'emploie le mot de « biographie » au sens classique du terme, à savoir une « histoire d'une personne particulière » et qui suppose une certaine impartialité (donc aucun jugement de valeur artistique) et une certaine manière d'inscrire la destinée de la personnalité étudiée dans un milieu donné (historique, social, culturel...).
Avec son Godard, Antoine de Baecque s'inscrivait dans le genre au début de son récit (l'enfance et la jeunesse de l'auteur) pour vite revenir à une étude plus classique des films, délaissant plus ou moins la vie de l'homme.
Avec les frère Lumière, l'entreprise est plus simple dans la mesure où le cinématographe ne constitue pas l'essentiel de leur existence et que l'éloignement dans le temps permet une approche « historique » plus aisée. C'est donc à cet exercice que se livre Michel Faucheux, universitaire qui n'a rien d'un spécialiste du cinéma (on notera d'ailleurs une petite approximation quant à l'apparition du « gros plan » au cinéma et une erreur dans les dernières pages de l'ouvrage puisque Henri Langlois est présenté comme « cinéaste ») et qui escamote, de fait, toute la dimension « artistique » des vues Lumière.
L'auteur ne cherche pas à étudier les balbutiements du langage cinématographique mais à inscrire l'histoire des frères Lumière au cœur de la fascinante histoire des technologies et des liens qu'elles ont entretenus avec le domaine culturel.
Je n'apprendrai rien à personne en écrivant que le cinématographe n'est pas né ex-nihilo, qu'il est le pur produit d'une époque fascinée par les progrès considérables des sciences et techniques. Faucheux montre d'ailleurs fort bien que les Lumière ne se cantonnèrent pas au domaine du cinéma. Ils débutèrent, en reprenant le flambeau d'Antoine leur père, dans le secteur de la photo et s'y distinguèrent en faisant preuve d'une constante innovation. Après l'invention du cinématographe, ils poursuivirent leurs recherches dans le domaine de la couleur, du cinéma en relief (Louis fut le premier à l'inventer et à imaginer le système des lunettes bicolores) ou du cinéma panoramique.
Auguste, quant à lui, s'illustra dans le domaine de la médecine sans avoir pourtant obtenu son diplôme...
Le plus intéressant dans l'approche de Faucheux, c'est cette manière qu'il a de montrer comment la technologie a toujours eu une dimension « magique » chez les frères Lumière. Sans être un spécialiste du cinéma, il démontre avec beaucoup de lucidité la vacuité de la distinction vieillotte entre les frères Lumière « inventeurs du documentaire » et Méliès comme père de la fiction. Et il cite avec justesse ces mots de Godard :
« On dit, Lumière, c'est le documentaire et Méliès le fantastique... Méliès, c'était l'ordinaire dans l'extraordinaire et Lumière, l'extraordinaire dans l'ordinaire. »
L'analyse de la dimension « magique » du cinématographe est absolument passionnante et tend à montrer qu'il y avait chez ces inventeurs de la fin du 19ème siècle une tentative non pas de fixer la réalité sur pellicule mais de recréer un simulacre parfait du mouvement du monde. La distinction est subtile mais c'est dans cette notion de « création » que peut se nicher l'idée même de mise en scène qui nous importe. Et au cœur même de vues « documentaires » vient se terrer l'idée primordiale d'illusion.
Il est d'autant plus intéressant de lire cet essai à l'heure des bouleversements actuels que connaît le cinéma (sa dématérialisation, le numérique, la 3D...). On pourrait même s'amuser à faire une lecture de l'ouvrage de Faucheux à l'aune de certaines réalisations récentes.
Chez les Lumière, le cinéma est un outil qui permet de recréer une image du monde. Même si le simulacre fait office de règle, il s'appuie encore sur une réalité unique et tangible (celle à laquelle croiront indéfectiblement des gens comme Bazin, Rossellini ou Rohmer). Avec le numérique et les effets-spéciaux, cet univers tangible se dissout, ses contours deviennent de plus en plus flous et le simulacre ne renvoie finalement plus à rien.
Est-ce pour cette raison qu'on voit aujourd'hui des grands cinéastes américains revenir non pas à un surplus de réalité (le corpus de films auquel je pense -Hugo Cabret de Scorsese, Minuit à Paris de Woody Allen, Twixt de Coppola- relevant totalement du conte, de la fable et du fantastique) mais à une sorte de domestication des fantômes des grands artistes ? Puisque le cinéma ne peut plus s'appuyer sur un monde tangible et fixer sur la pellicule l'image des individus, autant alors invoquer les fantômes de Fitzgerald, Hemingway, Picasso, etc (Woody Allen) ou d'Edgar Poe (Coppola) pour dialoguer avec eux et se laisser gagner par leur esprit.
Le plus symptomatique de cette tendance est bien entendu Hugo Cabret puisque Martin Scorsese tourne en 3D pour revenir à Méliès et aux Lumière. Cela lui permet de renouer avec la dimension foraine et originelle du cinéma et de redonner une actualité à ces deux inventeurs de génie...