Désespoir rimbaldien
Baal (1970) de Volker Schlöndorff avec Rainer Werner Fassbinder, Margarethe Von Trotta, Hanna Schygulla
S'il fallait résumer en quelques mots la carrière de Volker Schlöndorff, il serait tentant de se contenter d'une simple fiche signalétique. Elle dirait : cinéaste appartenant à la mouvance du « nouveau cinéma allemand ». Il acquiert une certaine renommée en réalisant une belle adaptation de Musil (Les désarrois de l'élève Törless), se spécialise dans les adaptations littéraires (Kleist, Yourcenar, Böll...) avant de triompher en 1979 en partageant, grâce à son Tambour, une palme d'or au festival de Cannes avec Francis Ford Coppola.
Puis c'est un peu la dégringolade avec des adaptations littéraires d'un académisme complet (Un amour de Swann, tentative particulièrement ratée de transposer Proust à l'écran) ou symbolisant à merveille les désastres de certaines grosses coproductions européennes « de prestige » (son indigeste « euro pudding » Le roi des aulnes d'après Tournier).
J'avoue que je ne connais pas toute sa carrière mais le caractère lapidaire de cette présentation prouve que Schlöndorff, au sein du « nouveau cinéma allemand », ne possède pas une personnalité aussi flamboyante que celle de Fassbinder ou Schroeter et qu'il n'a pas réussi à marquer les esprits cinéphiles comme ont pu le faire à une époque Wenders ou Syberberg.
Au sein de cette filmographie, le cas de Baal est assez étonnant. En 1969, Schlöndorff tourne cette adaptation d'une pièce de jeunesse de Brecht pour la télévision. Elle devait être diffusée en janvier 70 mais elle est finalement interdite et bloquée pendant quarante-quatre ans. Grâce aux ayants droit de Fassbinder, le film peut désormais être redécouvert en salles.
Le film se compose de 24 petits tableaux et suit l'itinéraire d'un poète maudit, violent, atrabilaire, alcoolique et irréductible à toute forme de récupération par la société. On le voit donc mépriser les bourgeois qui tentent de l'apprivoiser, manipuler les femmes pour les rejeter (de manière parfois extrêmement violente), fuir sur les routes et à travers les champs, se battre avec l'ami qui l'a suivi...
Baal est un curieux mélange de "Kammerspiel" (film de chambre) théâtral à souhait (les acteurs déclament sans arrêt et les dialogues sont extrêmement stylisés, distanciés) et de "road movie" minimaliste. Tout ce qui pourrait enfermer ce personnage de poète rimbaldien (ou plutôt "villonesque" dans la mesure où c'est aussi un vagabond et un brigand) est sans cesse détruit : les barrières sociales (ce deuxième tableau où Baal apparaît au coeur de mondanités comme un chien dans un jeu de quilles), le couple, la famille, le travail, l'amitié... A chaque instant, la liberté du poète est éprouvée et il tente de l'exercer de la manière la plus violente qui soit : en se détruisant lui-même (à coup de schnaps et de provocations) et en détruisant les autres (voir la manière atroce dont il bouscule et fait tomber sa compagne enceinte). Comme chez Gide, l'exercice de sa souveraine liberté ira jusqu'au meurtre mais le film, comme la pièce, interroge constamment cette soif excessive d'une liberté pourtant illusoire. D'une manière très habile, le cinéaste joue sur la dichotomie entre les mots, la pensée (la langue du poète qui fait l'admiration de tous) et une certaine pesanteur des corps, de la terre, du monde qui environne Baal et qui le ramènent au Réel.
Dans le rôle principal, Fassbinder est évidemment parfait : parce qu'il y a chez lui le même génie auto-destructeur et ce conflit permanent entre un idéalisme absolu et la lourdeur de son corps, la disgrâce de son visage (ses traits où se devinent aussi bien l'ange que le voyou). A tel point qu'on se demande s'il incarne ici un personnage ou s'il se contente d'être.
La violence du personnage, son anarchisme rageur constitue la dimension la plus intéressante de Baal. A côté de ça, le film est assez aride : la distanciation brechtienne donne à la narration un caractère heurté (une succession de "tableaux" davantage qu'un récit) et on peut parfois être un peu rebuté par une sécheresse et un dépouillement qui évoquent les riches heures de "l'anti-theater" des premiers Fassbinder (Le bouc, L'amour est plus froid que la mort).
Si le projet est séduisant intellectuellement parlant, il faut aussi convenir qu'on peine à être ému même si certains thèmes annoncent davantage l'oeuvre de Fassbinder que celle de Schlöndorff : les rapports de domination et de soumission au sein du couple, la glaciation des sentiments, la manipulation amoureuse...
Apre et amer, Baal mérite assurément d'être redécouvert en dépit de ses scories théâtrales et de sa distanciation un peu datée.