Eloge du cinéma expérimental
Le film est déjà commencé ? (1951) de Maurice Lemaître
Il faut que je vous parle du petit évènement qui a eu lieu à Dijon ce week-end. La Cinémathèque de Bourgogne a organisé un week-end consacré au cinéma expérimental. Dans un premier temps, nous avons eu le plaisir de revoir en salle Film socialisme de Godard commenté par Jean Douchet (je n’avais jamais assisté à une « conférence » de l’illustre critique et je dois dire que c’était assez impressionnant). Cette séance était d’autant plus riche qu’il y avait dans la salle des gens aussi passionnants que Vincent Nordon et Dominique Noguez qui ne se privèrent pas d’intervenir pour parler de la dernière œuvre en date de JLG (que j’aime toujours autant après une seconde vision).
Le lendemain, Christian Lebrat (cinéaste et fondateur des éditions Paris Expérimental) est venu nous faire un petit topo sur le cinéma lettriste et nous présenter quelques films de Maurice Lemaître, une des grandes figures du mouvement dont je n’avais vu jusqu’à présent qu’Un film porno (film expérimental…sans aucune image pornographique, bien entendu).
Le film est déjà commencé ? est au même titre que les mythiques Traité de bave et d’éternité (Isou), L’Anticoncept (Wolman) ou Hurlements en faveur de Sade (Debord), un des films les plus emblématiques du lettrisme au cinéma et peut-être le meilleur dans la mesure où Lemaître est sans doute celui de la bande qui a le plus d’humour.
Le film débute par des images d’Intolérance de Griffith pendant cinq minutes tandis que des cartons interpellent le spectateur et lui demandent ce qu’il fait là et pourquoi il ne va pas plutôt voir ce chef-d’œuvre du muet. Comme chez Isou (son film est dédié, entre autres, à Griffith) et Debord (qui édicte un « aide-mémoire pour une histoire du cinéma au début d’Hurlements en faveur de Sade), on note d’emblée le désir chez le cinéaste de s’inscrire dans une histoire du septième Art afin de montrer que le film qu’on est en train de voir en marque une nouvelle étape.
Lorsque débute réellement l’œuvre, on constate assez rapidement que Lemaître applique à la lettre les préceptes d’Isidore Isou et réalise une œuvre « discrépante » et « ciselante ».
Il s’agit dans un premier temps, et bien avant le cinéma de Godard, de disjoindre l’image et le son. Tandis que la bande image est constituée en majeure partie de bouts de pellicules récupérés, de chutes diverses ; une voix-off mi-sarcastique, mi-agressive (lorsqu’elle s’adresse directement au spectateur et lui demande « vous n’avez pas honte d’être ici ? ») va permettre à Lemaître d’exposer ses théories sur le cinéma (on retrouve exactement le même procédé dans Le traité de bave et d’éternité).
Dans un deuxième temps, le cinéaste intervient directement sur la pellicule en la grattant, la rayant ou en peignant dessus. Ce geste de destruction du matériau même du cinéma produit néanmoins un effet assez paradoxal dans la mesure où le film se révèle très beau plastiquement parlant, entre quelques passages purement abstraits (comme un ballet de formes lumineuses ou géométriques) et des images « réelles » qui prennent un autre relief par la manière dont elles sont « maculées ».
Après avoir cherché à détruire l’idée même de sens en poésie en la réduisant à la lettre et au phonème, les lettristes tentèrent également de « détruire » le cinéma ou, du moins, de le dépasser (on sait d’ailleurs qu’Isou écrivit sur tous les domaines des arts et même sur la science et la politique). Même si on connaît les dissensions qui existèrent entre les lettristes et les situationnistes, le but de Lemaître avec Le film est déjà commencé ? n’est pas si éloigné de celui que cherchèrent à atteindre Debord et ses amis.
Il s’agit effectivement de remettre en cause radicalement la conception classique du cinéma (récit, sens, spectateurs passifs s’abreuvant des images des autres) pour remettre à l’honneur les mots de Lautréamont qui souhaitait que la poésie soit faite par tous et non par un. Chez Isou, cette remise en question passe par la destruction et le débat contradictoire tandis que Lemaître vise davantage à dépasser la salle de cinéma et invente, en quelque sorte, la participation du spectateur et le happening.
La voix-off du film se contente, effectivement, d’expliquer comment doit se dérouler la projection du film qu’on est en train de voir, avec des interventions de figurants devant perturber la projection et même une descente de policiers devant faire évacuer la salle et capturer le cinéaste scandaleux. Constamment, le spectateur est invité à réagir et à réinventer le film qu’il est en train de voir, à mépriser les consternantes bluettes sentimentales que la voix-off commence à raconter par moment de manière très ironique. Il s’agit à la fois de le provoquer (il est prévu, par exemple, de le faire attendre une heure devant la salle de cinéma tandis que des figurants leur enverront des seaux d’eau glacés sur la tête !) et à lui faire imaginer son propre film.
Cet appel à l’imagination, on le retrouve dans 6 films infinitésimaux et supertemporels (1967-1975), oeuvre qui regroupe six courts-métrages (à peine deux minutes) de Lemaître sans la moindre image. Seule une voix-off invite les spectateurs à partir d’une situation décrite à imaginer leurs propres films. Le dernier, intitulé Qu’attendez-vous ? Un film ?, se limite d’ailleurs à son simple titre.
Une des caractéristiques du cinéma lettriste est de décrire précisément ce que doit être le cinéma du futur. Dans Le film est commencé ? Maurice Lemaître le fait avec un humour assez ravageur et introduit même des critiques imaginaires de son film absolument tordantes où il renvoie dos-à-dos les staliniens, les droitistes, les catholiques coincés et leur langue stéréotypée. L’anarchisme débridé du cinéaste (qu’on connaît également comme acteur puisqu’il incarne un délicieux savant fou dans La vampire nue de Rollin qui lui a également offert un autre rôle dans La nuit des horloges) est absolument réjouissant ici et sa manière de piétiner le cinéma ici est également une remise en cause globale de la société. Ce n’est d’ailleurs pas un hasard s’il évoque longuement (comme Isou lorsqu’il écrira Le soulèvement de la jeunesse) le rôle révolutionnaire de la jeunesse, préfigurant avec une avance assez stupéfiante le mouvement de Mai 68.
Inutile de dire que la découverte de ce grand classique du cinéma expérimental m’a donné envie de voir d’autres œuvres de Maurice Lemaître. J’espère que j’en aurai l’occasion…
NB : Cerise sur le gâteau qui va faire bleuir de jalousie tous les godardiens : la projection d’un court-métrage inédit confié par le cinéaste à Jean Douchet pour l’occasion et qu’on trouve cité dans la filmographie établie par Antoine de Baecque sous le titre Une bonne à tout faire. Si le biographe date le film de 2008, c’est que Godard avait sans doute l’intention de le montrer lors de cette fameuse exposition à Beaubourg qui n’eut pas lieu sous la forme prévue à l’origine.
En fait, il s’agit d’un film de 1981 que le cinéaste a tourné en une journée dans les studios de Coppola avec toute l’équipe technique de Coup de cœur. Le résultat est à tomber par terre, d’une beauté inouïe. Après avoir lu quelques passages d’un livre sur Cézanne (en russe !), un metteur en scène est appelé sur son plateau pour mettre en scène une reconstitution d’un tableau de Georges de la Tour. En quelques plans-séquences majestueux, Godard parvient à réaliser le chaînon manquant entre Le mépris (toute la machinerie du cinéma et la beauté d’une caméra qui se déplace en ombres chinoises) et Passion (la question de la peinture).
Le plus beau, c’est sans doute ce moment où le noir se fait et qu’après avoir filmé l’ambiance du plateau et son organisation complexe, Godard resserre son plan et se concentre sur ces deux femmes qui semblent éclairées à la bougie. Tous les rouages complexes du cinéma s’effacent soudainement pour laisser place à une image absolument magnifique qui ne nécessite finalement qu’un visage de femme et un peu de lumière.
Huit petites minutes pour revenir à la peinture et au cinéma muet. Huit minutes pour filmer l’univers entier sur un visage de femme. Huit minutes belles à en pleurer.