Willow springs (1973) et Le jour des idiots (1981) de Werner Schroeter (Editions Filmmuseum München)

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Werner Schroeter partage avec Fassbinder, l’autre grand cinéaste allemand de sa génération, un goût prononcé pour filmer des personnages en marge de la société. Mais tandis que Fassbinder ausculte la manière dont la sphère publique finit par envahir la sphère privée et emprisonne des personnages marginaux, Schroeter fait des individus marginaux qu’il filme des pantins tragiques évoluant sur la scène du monde (davantage une scène d’opéra qu’une scène de théâtre, d’ailleurs). Des années 70 et leurs utopies à la désillusion des années 80 (avec la radicalisation des luttes et l’impasse du terrorisme), quelque chose change dans le cinéma de Schroeter : la marge n’est plus le lieu de tous les possibles et de la réinvention de nouveaux modes de vie mais bel et bien un double négatif de la société et de son aliénation.

C’est ce que tendent à montrer les deux films présentés par les éditions du Filmmuseum de Munich. On soulignera au passage la qualité de ces DVD présentés dans de nombreuses versions et agrémentés de beaux bonus (y compris une rareté : Aggression, un court-métrage du cinéaste tourné en 1968).

 

Willow springs est une véritable curiosité puisqu’il s’agit du seul film américain du cinéaste. A l’origine, Schroeter est censé partir aux Etats-Unis sur les traces de Warhol pour un documentaire. A l’arrivée, le film ne garde comme référence au pape du « pop art » qu’un petit clin d’œil à Marilyn Monroe (dont on voit à plusieurs reprises la célèbre photo où elle est nue en diagonale). Tourné avec très peu de moyens dans une banlieue pavillonnaire miteuse de Los Angeles, le film est difficilement résumable. On peut dire qu’il s’agit de trois femmes vivant en autarcie dans une petite bicoque et qui assassinent les hommes qui passent à leur portée. Mais le film met à mal la narration « classique » et évolue en « tableaux » baroques (l’art du gros plan de Schroeter, une succession de cérémonies secrètes et mystérieuses, ce lyrisme si particulier qui surgit soudainement d’une association de plans…). Une lecture basique pourrait nous faire pencher pour un film « féministe » (voire carrément misandre) où une communauté de femmes tenterait de redéfinir de nouveaux rapports sociaux en marge des règles patriarcales. Le cinéaste épouse d’une très belle manière un point de vue féminin et il parvient à magnifier à chacun de ses plans ses actrices (par le grain du 16mm, la lumière, les costumes…). Mais il montre également les limites de cette petite communauté qui ressemblent parfois à un gynécée, parfois à une secte (une fascinante séquence où l’icône Magdanela Montezuma assoit son autorité sur ses deux consœurs). Ce que montre Schroeter, c’est que les vrais rapports de domination et de soumission ne se réduisent pas à une simple « guerre des sexes » mais relève d’une dimension plus profonde de la nature humaine qui pousse l’individu à asservir l’autre. Ces femmes vivant en autarcie finissent par reproduire les schémas sociaux classiques : la plus « forte » opprime la plus faible et les relations entre ces femmes se résument toujours au lien maître/esclave.

Encore une fois, l’analyse assez pauvre que je fais du film en traduit assez peu la teneur dans la mesure où il n’est pas du tout « linéaire » (il avance par « boucles », par « flash-forward »…) et qu’il peut aussi se lire comme un film purement mental, un délire issu du cerveau d’une de ces trois femmes (mais laquelle ?). Comme pour Der Bomberpilot, le résultat oscille entre un certain hermétisme et une véritable fascination.


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Le jour des idiots n’est guère plus linéaire même si l’on comprend que Carole, l’héroïne du film incarnée par une Carole Bouquet époustouflante, se fait interner après un comportement assez délirant (elle dénonce, entre autres, de parfaits inconnus comme de dangereux terroristes) dans un établissement qu’on pourrait affilier à certaines cliniques (type La Borde) ayant expérimenté « l’antipsychiatrie ». Sur ce canevas, Schroeter brode à nouveau un beau film baroque (pour le coup, il s’amuse avec les grandes contreplongées à la Welles, les cadrages obliques, les jeux d’éclairages très contrastés…) qui avance par « tableaux ». Ces tableaux sont souvent l’œuvre d’individus que la société considère comme « fous ». Or le microcosme de cet hôpital ne fait finalement que reproduire les rapports sociaux existants et l’aliénation de l’individu au cœur de ce système. On croise dans ce lieu marginal des êtres épris de puissance, des comédiennes (c’est une fois de plus un univers exclusivement féminin), des êtres jaloux et des menteurs…

Le regard de Schroeter est à double tranchant : d’un côté, il épouse le point de vue de l’antipsychiatrie en montrant que la « folie » est un processus social d’exclusion pour quiconque ne s’adapte pas à des normes finalement arbitraires. L’hôpital « libre » présenté ici n’est qu’une projection de l’aliénation de l’individu prisonnier des règles du jeu social et qui pousse parfois les individus à craquer (le spectre du terrorisme qui plane sur Le jour des idiots est une autre sorte de manifestation de cette aliénation).

D’un autre côté, Schroeter montre également une certaine impasse de « l’antipsychiatrie » qui ne résout finalement aucun problème. Comme dans Willow Springs, se situer à la marge n’empêche pas l’intégration et la reproduction des processus sociaux : violence, domination, exclusion…

 

En mettant en parallèle les jeux absurdes auxquels se livrent les patients de la clinique et des séquences où la « bonne société » se réunit (la réception organisée par Ingrid Caven), le cinéaste parvient à montrer que l’individu n’est qu’une simple marionnette sur la scène d’un monde absurde. Après, tout n’est plus qu’une question de « rôle » assigné à chacun.

 

Le jour des idiots est un film peu aimable : en adoptant un « point de vue » qui pourrait être celui des « fous », il se place immédiatement en dehors des normes du raisonnable et du sensé. Du coup, le spectateur ressent un profond malaise qu’accentuent certaines scènes très crues (cette patiente qui pisse debout tandis qu’une autre vient se placer en-dessous du jet !). Mais comme toujours chez Schroeter, c’est ce sentiment tragique d’être au monde qui finit par toucher un spectateur emporté par un lyrisme qui n’appartient qu’au cinéaste.

Ses films sont « difficiles », pessimistes et provoquent le malaise mais ce sont également des diamants noirs qui brillent d’un éclat qui n’est pas près de ternir…  

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