La châtelaine de la place (2002) de Joseph Morder avec Mara Pigeon, Nèle Pigeon (Editions L'Harmattan)

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Le titre de ce film pourrait évoquer de manière fallacieuse une production Marc Dorcel. Or il s'agit d'un beau portrait que Joseph Morder a consacré à la cinéaste (beaucoup trop méconnue à mon avis) Mara Pigeon. Pendant près de 55 minutes, le cinéaste filme celle que Noël Godin surnommait la « naufrageuse de docucus » :

 

« Oui, lanturlu ! Ce qui immunise jouassement Mara Pigeon contre le tartignolisme dégoulinants des très lugubres débusqueurs du réel grenouillant dans les multiples vidéos-réalités parties, c'est son profond, virulent, inendiguable et, pour tout dire, anarchisant égoïsme. »1

 

Il ne s'agit pas pour autant d'un portrait qui reviendrait sur la vie et l'œuvre de la réalisatrice mais plutôt d'un dialogue amical entre deux personnalités qui se connaissent depuis de nombreuses années et qui partagent une certaine communauté d'esprit. Comme Joseph Morder, Mara Pigeon a beaucoup tourné en Super 8 et a pratiqué un cinéma à la frontière du documentaire, du journal intime et de la « fiction ».

Lorsqu'il se rend à Bruxelles, place du châtelain (on comprend désormais le pourquoi du titre!) où habitent Mara et sa fille Nèle ; Morder poursuit de son côté son œuvre de « diariste » tout en s'interrogeant une fois de plus sur le sens à donner à son projet prométhéen de « journal filmé ». Parce qu'elle n'a pas beaucoup filmé, le réalisateur l'interroge sur ce que représente pour elle les « images » et quelles « traces » elle souhaiterait laisser après sa disparition. Ses réponses entrent en parfaite résonance avec les obsessions de Morder : est-ce que filmer n'est pas une manière de ne pas vivre les choses ? Quand faut-il filmer et que filmer ? Alors que dans Romamor, l'auteur montrait comment il brisait une histoire d'amour en la filmant plutôt qu'en la vivant, Mara Pigeon lui dit à nouveau qu'il n'est pas nécessaire de filmer pour laisser des traces et que seule une impérieuse nécessité doit nous pousser à filmer pour éviter les écueils des reportages exotiques ou des platitudes d'un quotidien que tout le monde exhibe désormais.

 

C'est autour de ces questions des traces et de la disparition que se dessinent les enjeux du film. Morder avoue qu'il a commencé son journal pour laisser des traces et faire du cinéma une sorte de tombeau pour une famille dont une grande partie a disparu au cours de la Shoah (on se souvient que ses parents se sont enfuis en Équateur pendant la deuxième guerre mondiale). Quant à Mara Pigeon, elle explique également qu'elle a vécu son enfance au Zaïre et qu'elle a perdu brutalement toute sa famille. Là encore, elle se demande si le désir de filmer n'est pas venu de l'absence de tombe de ses parents tout en affirmant qu'elle a fini par s'en moquer. C'est plutôt du côté de sa fille (qui, comme par hasard, prend un long moment à dessiner sa mère) que la cinéaste voit des chances de laisser des traces. Mais elle avoue également que ça ne la préoccupe pas plus que ça.

 

Mara Pigeon utilise souvent une expression qui la caractérise bien : « ici et maintenant ». A mille lieues de toute nostalgie ou d'un quelconque désir de laisser une trace, la cinéaste semble de plain-pied dans la vie. La disparition ne l'inquiète pas et, ironie du sort, il se trouve que les rushes du film tourné par Morder ont d'abord disparu une première fois et que le film que nous pouvons désormais voir est le fruit d'un deuxième tournage. On se dit alors que tout ce qui paraît spontané a été tourné deux fois et qu'une fois de plus, le cinéaste joue sur les frontières ténues entre le quotidien le plus trivial (Mara lui lit un conte qui parle d'immortalité) et une sorte de micro-fiction très composée (l'art du montage du cinéaste est toujours assez bluffant et il mêle ici avec brio des images vidéo de 2002 avec des plans issus de son journal en Super 8).

 

Le résultat est un portrait impressionniste en demi-teinte, où le « modèle » de Morder se dévoile autant qu'elle se dérobe. De Mara Pigeon, le cinéaste renvoie une image complexe et profonde où voisine la mère de famille qui cuisine tout simplement des haricots et la « sorcière », la marginale et l'artiste.

 

Gageons que cette audacieuse réédition en DVD du film de Morder donne envie à des éditeurs de mettre le nez dans le cinéma de Mara Pigeon (qui n'a même pas de fiche IMDB!) et de nous donner l'occasion de le découvrir...

 

Bonus : Le ciel du Havre est un court-métrage de 2002 où Joseph Morder livre un portrait impressionniste de la ville. Les images vidéo peuvent parfois paraître un peu banales voire frustes mais le sens du cadre du cinéaste, son art du montage (signé JP.Tessé : s'agit-il bien du critique des Cahiers du Cinéma?), ses rimes visuelles font que la musicalité de la mise en scène est parfaite. Un beau film pour un cinéaste qui mériterait une audience beaucoup plus large.

 

 

1 Godin par Godin (Ed. Yellow Now)

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