Irène (2009) d’Alain Cavalier

 

Dans un entretien enregistré pour un bonus du Pascal de Rossellini, Alain Bergala évoque les zooms du maître italien et souligne leur beauté en précisant à quel point on sent le cinéaste derrière la caméra en train de zoomer pour mettre en valeur certains détails.

Cette présence permanente du cinéaste derrière la caméra, c’est peu dire qu’on la ressent à chaque plan d’Irène puisque sa voix, son reflet, son ombre et parfois lui-même sont omniprésents à chaque instant.

Ceux qui connaissent la « méthode » Cavalier (des films réalisés seuls ou presque, avec une unique petite caméra numérique) seront en terrain familier en découvrant Irène. Et pourtant, c’est aussi une émotion unique qui se dégage de ce dernier film.

Pour le dire en deux mots, Irène est l’évocation (ne pourrait-on pas parler même d’invocation ?) de la femme que Cavalier a aimée et qui s’est tuée dans un accident de voiture au début de l’année 72.

Le film n’a pourtant rien d’une « autobiographie » et le cinéaste n’endosse pas la défroque du détective s’en allant enquêter sur son passé. Irène est un film au présent, qui part d’un matériau très intime (Cavalier montre et lit souvent les carnets où il écrivit son journal intime. Le cinéaste confiait d’ailleurs aux spectateurs venus le rencontrer qu’il n’avait écrit ce journal qu’à cette période de sa vie : deux ans avant et un peu après cet épisode tragique. Troublante coïncidence !) qu’il transforme en véritable matière cinématographique.

Pour Cavalier, il s’agit de retrouver dans son quotidien, ses balades, les chambres d’hôtels qu’il fréquente des « traces » d’Irène qui lui permettront de renouer le dialogue avec elle. Un spectateur évoquait avec justesse l’image de l’enfermement que produit un oiseau peint sur un vase que le cinéaste filme longuement. C’est juste mais ce qui est beau, c’est qu’on sent évidemment bien que ce n’est pas « prémédité ». Cavalier ne s’est pas dis : « je dois symboliser l’absence et l’enfermement alors cherchons… ». Il se contente de regarder le monde qui l’entoure et de prêter soudainement attention à un détail, un objet (ou même une installation) qui lui rappelle l’image de cette femme absente.

Du coup, certains objets (un vase, des carnets, une pastèque, une photo…) « relancent » soudainement le film, lui permettent de renouer un dialogue tragiquement interrompu 35 ans plus tôt.

La beauté et la force d’Irène se trouvent sans doute dans cette volonté d’un dialogue « au présent ». Le film n’a rien de mortifère (il est même parfois étonnamment léger parce que Cavalier est quelqu’un de malicieux et plein d’humour. On retrouvera d’ailleurs dans ce film l’incontournable scène de toilettes qu’il place dans toutes ses œuvres récentes) parce qu’il est vécu au présent. Ce présent peut être, bien entendu, fort douloureux (je le redis mais Irène est un film qui prend aux tripe et qui dégage une émotion sourde) mais il n’est pas morbide.

L’apparente simplicité du dispositif du film lui permet de construire en creux l’image d’une femme à la fois absente et pourtant totalement présente dans chaque plan. Il y a un passage absolument magnifique où Cavalier filme une inconnue marchant sur la plage au crépuscule. On ne distingue qu’une silhouette, une ombre mais la voix du cinéaste nous dit qu’il s’agit d’Irène, qu’il en est persuadé. A deux ou trois autres moments, le film flirte avec le fantastique, comme si la puissance du cinéma était capable de redonner un corps à des fantômes.

Irène est un voyage à travers des ombres, une tentative de renouer un dialogue qui permettra à Cavalier de mettre à nu certains sentiments intimes (la culpabilité, le pardon…) sans pour autant être complaisant. Cette introspection n’est jamais autocentrée et c’est ce qu’il y a de si fort dans le film : les émotions, les sentiments que met en scène Cavalier peuvent être partagés par tous et renvoient à des choses enfouies que tout le monde a pu connaître. C’est l’intérêt de ce « pacte autobiographique » : dépasser l’anecdote pour tenter de cerner des émotions impalpables.

Pour conclure, il faut encore insister sur la manière dont le film est habité. Jamais une « absente » n’aura eu autant de présence qu’Irène et rarement on aura vu un cinéaste aussi impliqué physiquement que Cavalier. A tel point que les accidents du présent (une chute dans les escaliers mécaniques du métro, un zona…) deviennent d’autres signes de ce dialogue entre le cinéaste et l’être aimée, de cette quête où le cinéaste plonge dans l’enfer du temps passé pour ramener une image (forcément partiale, fragmentaire et subjective) d’une femme qui nous hantera également longtemps…

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