Hadewijch (2009) de Bruno Dumont avec Julie Sokolowski

 

On ne peut pas dire que Bruno Dumont cherche la facilité en s’inspirant des poèmes d’une mystique du 13ème siècle (Hadewijch d’Anvers) pour réaliser son dernier film.

Hadewijch est le portrait d’une jeune femme d’aujourd’hui qui n’existe qu’à travers son amour absolu pour le Christ. A tel point que les sœurs du couvent où elle s’est établie lui ordonnent de retourner dans le monde pour confronter sa foi à la réalité de la vie quotidienne (et pour lui éviter le martyr puisqu’elle ne se protège ni de la faim, ni du froid).

Dehors, le jeune fille devient Céline (comme l’héroïne du très beau film de Brisseau qui abordait aussi de manière très subtile la question « mystique ») et fait connaissance avec Yacine et son grand frère, musulman intégriste…

Après le très réussi Flandres où le cinéaste versait volontiers dans l’allégorie, Dumont poursuit dans la voie d’un cinéma d’idées puisque Hadewijch ne fait finalement que questionner la notion d’Absolu (de la Foi mais également de l’Amour). A travers ce fil conducteur que constitue la trajectoire d’une « illuminée » (au sens littéral du terme : illuminée par l’amour de Dieu) jusqu’aux limites où l’Absolu côtoie la pure horreur ; Dumont dissèque une fois de plus les ambivalences d’une humanité où le Bien et le Mal s’imbriquent au cœur même de la nature humaine. 

Ce que je trouve très beau dans ce cinéma, c’est que tout ce qui pourrait être théorique, symbolique et abstrait se trouve incarné dans une forme quasi-minérale. Dumont abandonne ici le scope qui fit sa renommée de cinéaste « pictural » mais il n’en perd pas moins son sens du cadre, sa manière unique d’inscrire des corps dans des lieux, des paysages. Même si nous naviguons dans les hautes sphères de la théologie, il y a toujours des corps qui résistent et qui nous ramènent au Réel (la maladresse de Céline, la timidité fuyante de Yacine, l’aplomb de son frère, la minéralité de l’ouvrier qui va en prison…).

C’est difficile de parler plus précisément de ce film dans la mesure où la fin réserve quelques surprises et ouvre de nombreuses perspectives qu’il serait dommage de détailler pour quelqu’un n’ayant pas encore vu l’œuvre.

 

Pour le dire d’une manière la plus générale possible, le cinéaste semble montrer la trajectoire d’une jeune femme totalement habitée par un Amour absolu qui ne peut se fixer sur aucun objet tangible, qui va naviguer dans les zones les plus troubles de l’âme humaine lorsque l’Absolu se transforme en objet de mort avant de renaître, le temps d’une scène finale bouleversante et d’une grande beauté, grâce à un amour tout simplement humain.

Résumer le film comme cela, c’est un peu laisser entendre qu’il n’est qu’une condamnation de bon ton de l’absolutisme (du style : « alertons les populations sur les dangers de l’intégrisme »). Or le film est à fois bien au-delà de ces vagues considérations sociologisantes (je maudis le public dijonnais qui a eu la chance de rencontrer le cinéaste hier soir et qui est parvenu à ne jamais parler de cinéma, juste de vagues considérations psychologico-sociologisantes ! Heureusement que Dumont parvint quand même à parler un peu de son travail –avec les comédiens, le montage, etc.-) et bien plus retors.

Bruno Dumont nous a clairement dis qu’il n’était absolument pas croyant mais qu’il était capable de croire en Dieu au cinéma (plus globalement, en tant que représentation théâtrale qui est peut-être la seule réalité des dieux). En ce sens, il pourrait dire à l’instar de Flaubert que « Hadewijch, c’est moi ». Sauf que Dumont ne place pas l’Absolu dans la divinité mais dans l’Art. Toute l’œuvre du cinéaste est hantée par le Beau, par cette idée de s’abstraire des contingences matérielles, de la sordide réalité du monde pour atteindre une sorte d’idéal de beauté. Sauf qu’à l’inverse de Céline qui traverse les paysages comme un pur esprit (il faut la voir parcourir son immense appartement de l’île St Louis ou déambuler dans une cité pourrie de banlieue parisienne pour comprendre que le monde extérieur n’existe pas pour elle) ; le cinéaste reste toujours les deux pieds dans la glèbe, dans la matérialité du monde.

Cette opposition entre un idéal très absolutiste et la « pesanteur » du Réel fait tout le prix du cinéma de Dumont et fonctionne sur un mode un peu différent mais néanmoins passionnant dans Hadewijch dans la mesure où s’exerce à la fois une intense fascination pour cette jeune héroïne en quête d’Absolu alors que le Réel ne cesse de rappeler les dangers de cette quête éperdue.

Tout le film est parcouru par cette tension entre le désir d’une forme totalement poétique (Dumont nous a dit, à juste titre, que c’est son film le plus « surréaliste » en ce sens qu’il épouse les contours du monde intérieur de Céline) et cette crainte de s’échapper du « Réel » pour des zones beaucoup plus sombres.

Loin du naturalisme psychologique, sociologique en vigueur dans le cinéma français, Bruno Dumont nous propose une œuvre ambiguë et puissante qui réussit à faire la chose la plus difficile qui soit : filmer « l’invisible » tout en restant dans la pure incarnation…

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