L'art de la nuance
L'aveu (1944) de Douglas Sirk avec George Sanders, Linda Darnell (Editions Sidonis/Calysta) Sortie en DVD le 3 septembre 2013
Les éditions Sidonis nous gâtent en exhumant aujourd'hui un film relativement rare de Douglas Sirk. Tourné en 1944, L'aveu (Summer Storm en VO) est le deuxième film que le grand cinéaste d'origine allemande réalisa aux États-Unis, juste après Hitler's madman. Il adapte pour l'occasion un roman de Tchekhov : Drame de chasse (à ma connaissance, le seul roman du grand dramaturge russe).
Pour présenter ce film (le temps d'un supplément passionnant), Patrick Brion émet une hypothèse extrêmement séduisante. Pour lui, il y aurait trois périodes principales dans la carrière de Sirk : sa période allemande avec notamment ses mélodrames tournés avec Zarah Leander (et ce sommet, selon moi, que constitue Paramatta, bagne de femmes), sa période américaine où, pour la Universal, il met en scène les sublimes mélos flamboyants qui feront sa réputation (de La ronde de l'aube à Mirage de la vie en passant par Le secret magnifique et Tout ce que le ciel permet) et enfin, située entre les deux, une période où Sirk tourne en Amérique mais réalise toujours des films « européens ». Ainsi, Brion souligne qu'à part la langue employée par les acteurs, rien n'indique que L'aveu soit un film américain. Tout, au contraire, exhale le parfum de la vieille Europe et d'une certaine culture « classique » (la caution littéraire de Tchekhov, le phrasé racé de George Sanders, le décor de cette Russie à la veille de la Révolution de 17...)
Douglas Sirk situe le prologue et l'épilogue de son récit deux ans après l'arrivée au pouvoir des bolcheviques. Un aristocrate désargenté, le Comte Volsky, se présente un beau jour dans une maison d'édition et confie à une vieille connaissance (Nadena) un manuscrit. Il ce trouve que ces écrits racontent l'histoire du juge Fedor Petroff (George Sanders) dont Nadena devait devenir l'épouse mais qui succomba aux charmes d'Olga (Linda Darnell), fille de bûcheron bien décidée à jouer du cœur des hommes pour assurer son ascension sociale...
De cette trame, le cinéaste tire un drame sec et pessimiste que les amateurs de ses futurs grands mélos (c'est mon cas) pourraient presque trouver « terne ». En effet, difficile de trouver ici en germe ce qui fera le style du maître, son sens du baroque et de la flamboyance. Tout juste pourra t-on citer cette scène où Petroff entonne une chanson et s'arrête net lorsqu'il aperçoit son reflet dans le miroir. Comme dans ses futurs chefs-d’œuvre, le miroir acquiert une importance primordiale en révélant la vanité de l'existence. Tout ce qui est vécu et dégradé par les conventions sociales, les petites lâchetés de tous les jours, le paraître ne semble alors plus que le reflet de la vie, qu'un mirage...
De cette tension entre ce que pourrait être la « véritable » existence (souvenons-nous de la fin de Tout ce que le ciel permet et de ses réminiscences d'Emerson et de Thoreau) et la pauvreté d'un vécu brisé par les conventions ; Sirk tirera des monuments du mélodrame et des mises en scène qui joueront à merveille du redoublement du cadre par des vitres, des miroirs, etc. Ici, on retrouve surtout la dimension satirique, notamment lors du mariage d'Olga avec le contre-maître du comte. Ce dernier a, en effet, organisé une sorte de réception où les époux de milieu modeste sont livrés en spectacle à une aristocratie déclinante. Mais c'est surtout une vision très noire du monde qui prédomine. En effet, tous les personnages sont plein de défauts : Olga est une arriviste et une manipulatrice qui cherche à séduire le comte pour profiter de sa fortune. Petroff est lâche et veule : il se laisse séduire par Olga au point de commettre l'irréparable mais il ne parviendra même pas à avouer ses fautes et à se racheter. Quant à Volsky, c'est un alcoolique et un coureur de jupons, symbole même de cette aristocratie décadente que liquidera la Révolution de 17.
Pourtant, ce qui finit par séduire chez Sirk, c'est son sens de la nuance. Si ses personnages sont faibles, il les filme néanmoins avec empathie. Pour Olga, ses jeux dangereux s'accompagnent de vrais sentiments. Idem pour le juge génialement incarné par cette « fripouille » de Sanders, l'un des plus grands acteurs qu'ait connu le cinéma américain ou pour ce brave comte un peu trop sensible aux charmes féminins (mais comment lui en vouloir lorsque Linda Darnell se présente à vous?) .
La nuance se retrouve également dans le « décor » du film. Comme le dit Tavernier dans l'autre bonus du DVD, Sirk situe curieusement le début et la fin de son film sous l'ère soviétique et triche ainsi avec la chronologie de l’œuvre originelle. Mais, d'une part, il se montre relativement bienveillant pour cette Révolution qui a permis à une fille d'éditeur fauché (Nadena) de devenir quelqu'un d'important, d'autre part, cela lui permet de mettre en valeur le contraste qu'il cherche à établir entre un monde « d'avant » et celui « d'après » et de retrouver ainsi la petite musique mélancolique de Tchekhov.
Sans être le meilleur film de Douglas Sirk, cette petite rareté mérite donc d'être redécouverte...