L'art de Philippe Garrel
Philippe Garrel, Théâtres au cinéma, Bobigny (2013) (Éditions Ciné-Festivals et Le Magic Cinéma. 2013)
Du 3 au 14 avril s'est tenue, dans le cadre du festival Théâtres au cinéma de Bobigny, une grande rétrospective de l’œuvre de Philippe Garrel. A cette occasion, deux publications sont sorties simultanément : un essai de Philippe Azoury aux éditions Capricci (Philippe Garrel en substance) et ce « catalogue » de l'exposition édité par Théâtres au cinéma. Je mets à dessein des guillemets dans la mesure où ce livre est beaucoup plus qu'un simple catalogue et constitue sans doute la plus belle somme réunie autour de l’œuvre relativement méconnue de Garrel.
Contrairement à ce que l'on a pu lire parfois, ces deux ouvrages ne sont pas les premiers à explorer l’œuvre du cinéaste. En 1983, Gérard Courant compose un livre d'entretiens où l'on retrouve des analyses signées Dominique Païni, Alain Philippon, Jean Douchet et Patrick Deval. Il convient d'ailleurs de noter que ces fameux entretiens ainsi que les débats publics que Courant a pu enregistrer à Digne sont abondamment cités dans cette monographie et que ces documents s'avèrent aujourd'hui très précieux quant à la première partie (la moins vue) de la filmographie de Garrel.
En 1989, c'est Thomas Lescure qui livre le fameux Une caméra à la place du cœur, nouveau livre d'entretiens avec le cinéaste.
L'ouvrage qui nous intéresse aujourd'hui est une véritable somme copieusement illustrée où l'on retrouve des entretiens avec Garrel mais également ses collaborateurs (comédiens, monteur, directeur de la photographie...), des écrits du cinéaste, des textes critiques inédits ou parus dans la presse, des analyses...
Divisé en deux parties, ce catalogue propose dans un deuxième temps une filmographie commentée d'une grande richesse où l'on retrouvera à la fois les grands textes critiques consacrés à Garrel (Bory parlant de La cicatrice intérieure et des Hautes solitude, la magnifique analyse de L'enfant secret par Alain Philippon, quelques textes de Serge Daney...) mais également des remises en perspectives « historiques » (une analyse passionnante de l’œuvre télévisuelle de Garrel par Nicole Brenez, le récit palpitant du tournage du Lit de la vierge par Sally Shafto...) ou des essais théoriques qui dialoguent avec les propos de Garrel...
On ne peut sans doute pas parler d'exhaustivité à propos de cette filmographie mais dans les limites imposées par le format de la publication (240 grandes pages quand même), je ne vois pas comment il aurait été possible de mieux faire.
Avant cette approche chronologique, l'ouvrage propose une balade absolument passionnante dans l’œuvre du cinéaste. Divisée en chapitres thématiques (l'autobiographie, la passion de l'Art, le suicide, la place de l'acteur...), cette partie nous offre une vision transversale d'un cinéma hanté d'abord par la Beauté et la Révolution puis par les fantômes des êtres aimés et disparus (Nico, Seberg, Pardo...). Le plus intéressant dans cet ensemble, c'est que ces textes rompent un peu avec l'idée convenue d'une carrière en deux temps : d'une part, un cinéma asphyxiant perdu dans les nues de « l'Art pour l'Art », de l'autre, un retour au récit et à une narration plus traditionnelle.
A ce titre, il convient de lire la très belle analyse de Thierry Jousse qui voit en Garrel un cinéaste de la parole mais une parole qui a évolué au fil du temps. Au départ, Garrel s'inscrit dans une tradition Johannique (« au sens où l'apôtre Jean, figure mystique, incarne une parole visionnaire. ») qui le pousse à édicter une parole dans le désert, une parole qui ne cherche ni à dire, ni à être entendue mais à témoigner d'un mal-être au monde1. A partir de L'enfant secret puis des Baisers de secours (où Garrel travaille pour la première fois avec un dialoguiste, l'écrivain Marc Cholodenko), Garrel entre dans une « période paulinienne » où il devient « l'homme du sens, le scribe qui doit écrire le récit... ». Cette opposition me paraît d'autant plus stimulante qu'elle ne fige pas le corpus des films en deux parties « étanches » et qu'elle permet de comprendre les « visions » qui apparaissent toujours dans les films plus récents de Garrel (le fantôme de La frontière de l'aube, en premier lieu).
Dans un autre très beau texte, Thierry Jousse montre d'ailleurs parfaitement comment les fantômes des premiers films de Garrel reviennent désormais hanter son cinéma actuel. Cette dimension onirique, fantastique est également fort bien décrite par Jean-Sébastien Chauvin dans un texte qui convoque les figures tutélaires de Tourneur et Murnau.
Ces fantômes, ce sont à la fois les muses du cinéaste ou de ceux qui l'ont accompagné au cours de sa vie (il faut bien évidemment citer son père Maurice Garrel) mais également les fantômes de la Révolution. Garrel a été très marqué par Mai 68 et Sally Shafto propose un panorama captivant de l'aventure Zanzibar et de ce groupe informel d'artistes financés par la mécène Sylvina Boissonnas après les « événements ».
Il sera également question des influences de Garrel, que ce soit Jean-Luc Godard (que le cinéaste ne manque jamais de citer) ou Jean Eustache, mais aussi de la place de la musique dans son cinéma (magnifique texte de notre ami Joachim Lepastier) ou encore de la passion de l'auteur du Berceau de cristal pour la peinture.
Pour terminer, il convient également de souligner la pertinence et l'intelligence des entretiens des proches de Garrel. En lisant Caroline Champetier, le monteur Yann Dedet ou les comédiens Lou Castel, Clotilde Hesme et Johanna Ter Steege ; on en apprend énormément sur ce cinéaste obsédé par une idée quasi-mystique du cinéma (prise unique, intégrité du plan...) et sur ses méthodes de travail.
Se dessine un portrait contrasté d'un homme à la fois fidèle à ses amours de jeunesse mais également capable de faire disparaître de sa vie ceux qu'il a croisés un temps.
Cette monographie n'est donc pas une hagiographie mais sans doute l'essai le plus convaincant et le plus riche publié sur Philippe Garrel à ce jour...
1On notera l'audace de centrer l'analyse sur la question de la parole alors que beaucoup de films de la première période de Garrel sont muets.