Twin Peaks, fire walk with me (1992) de David Lynch avec Sheryl Lee, Moira Kelly, Ray Wise, Kyle MacLachlan, David Bowie, Chris Isaak, Kiefer Sutherland, David Lynch

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Twin Peaks, fire walk with me fut sans doute l’un des films de Lynch les plus mal accueillis par la critique à l’époque de sa sortie. Les fans de la série n’y trouvèrent pas les réponses qu’ils attendaient tandis que ceux qui ne la connaissaient pas étaient censés ne rien y comprendre.

Et pourtant, il s’agit d’un des films les plus éblouissants de Lynch, un pur chef-d’œuvre d’ailleurs réévalué depuis (Les Cahiers du cinéma le placèrent très haut lorsqu’ils élurent les meilleurs films des années 90). Pour ma part, j’ai beau l’avoir déjà vu quatre ou cinq fois, aucune vision supplémentaire n’épuise la beauté et la richesse de l’œuvre.

On sait qu’après le succès obtenu par la série télé (dont je n’ai toujours pas vu la deuxième saison !), David Lynch décida de reprendre les personnages qu’il avait créés avec Mark Frost et d’en faire un film.

Twin Peaks, fire walk with me raconte les sept derniers jours de Laura Palmer, cette jeune femme blonde assassinée dans de mystérieuses conditions.

L’une des plus mauvaises manières d’aborder le film est sans doute d’attendre un scénario de type policier  dont le dénouement apporterait les solutions à l’énigme de la série. A ce titre, la première séquence du film est assez caractéristique de l’ironie de Lynch. Suite au meurtre de Teresa Banks, deux agents du FBI (Chris Isaak et Kiefer Sutherland) rencontrent Gordon Cole (Lynch lui-même) qui leur présente une mystérieuse femme en rouge. Celle-ci effectue une chorégraphie étrange que les deux agents vont ensuite décrypter (une rose bleue à la boutonnière, une reprise dans la couture de la robe, des clignements d’yeux, une bague…).

Tout le film sera construit sur cette prolifération de signes mais dont la signification importe finalement moins que leur agencement et l’étrangeté qu’ils provoquent (pourquoi cette lettre « T » sous l’ongle de Teresa ? Qui sont les habitants de cette mystérieuse « chambre rouge » ? Et cette femme qui se promène avec un enfant masqué ?).

Tout le monde connaît le principe du « MacGuffin » hitchcockien (un simple objet nimbé de mystère) qui permet le déploiement de la narration et de la mise en scène. En se réappropriant les personnages de sa série désormais utilisés comme « signes » (inutile, par exemple, de connaître « la femme à la bûche » pour être séduit par son mystère lorsqu’elle apparaît dans le film), Lynch multiplie par dix, par cent ce principe du MacGuffin et l’étrangeté qui en découle lui permet de bâtir un univers onirique absolument fascinant.

 

Alors que les cinéastes maniéristes se réapproprièrent les codes du genre (Leone et ceux du western, De Palma et le thriller hitchcockien) pour les « enterrer » par un travail sur la forme ; Lynch déconnecte ces codes d’une quelconque signification pour les agencer dans une forme totalement inédite. L’univers du thriller (qui a tué Laura Palmer ?) n’est qu’un prétexte pour déboucher sur de nouveaux espaces, de nouveaux univers. Sa mise en scène ne va cesser de jouer sur les « cadres dans le cadres », les portes qui ouvrent sur des territoires inconnus, les fenêtres qui révèlent ce que l’on ne devrait pas voir (le père de Laura, amant de Teresa, qui surprend sa propre fille en train de se livrer à la prostitution).

La scène sublime du rêve de Laura (ci-dessous, malheureusement en version italienne mais il y a peu de dialogues) montre à quel point l’art de Lynch est à la fois très simple (une série de champs/ contrechamps nous permet de « rentrer dans le cadre) et extrêmement sophistiqué.

 


 

 

Le monde n’est plus une simple surface plane mais possède plusieurs niveaux. Les personnages sont invités à passer de l’autre côté du miroir (Laura se voit elle-même dans le tableau comme l’agent Dale Cooper se regardait dans une vidéo de caméra de surveillance). On retrouve ici la thématique chère à Lynch de la traversée des apparences. Laura, reine de beauté, et ses amies ressemblent à des lycéennes banales et sans histoire. Mais déjà un policier rétorque à Dale Cooper, lorsqu’il lui prédit que la prochaine victime sera blonde, lycéenne, sexuellement active et touchant à la drogue, qu’il est en train de décrire la moitié des jeunes filles du pays (on suppose que l’autre moitié est composée des brunes !). Le calme apparent des petites bourgades américaines cache toujours chez le cinéaste un univers sombre, violent et interlope.

Dans Twin Peaks, fire walk with me, ça sera à la fois la drogue, le sexe mais aussi des chalets glauques au fond des bois où les lycéennes se prostituent et des bars louches où règnent la débauche.

Dans Sailor et Lula, le cinéaste jouait beaucoup sur le contraste rose et noir. Le rose était ce vernis que constituait l’idylle entre les deux amants et le désir permanent de Lula d’aller au-delà de l’arc-en-ciel pour retrouver la fée du Magicien d’Oz (une des grandes références du cinéaste). Mais cette vision idéalisée était sans arrêt contrebalancée par une vision très noire de cette Amérique que le couple parcourait en voiture. Dans Twin Peaks, fire walk with me ; le contraste est plutôt entre le rouge et le bleu, créant ainsi un univers flou, cotonneux, toujours poreux entre rêve et réalité, entre un monde idéal (symbolisé par cet ange qui apparaît à la fin du film) et ce cauchemar climatisé dans lequel semblent baigner en permanence les personnages.

Là encore, le rouge et le bleu, éléments récurrents du film, agissent comme des signes qui permettent au cinéaste de déployer sa mise en scène et de bâtir un univers totalement singulier.

Ce jeu n’empêche pas de véritables moments d’émotion, comme le temps de cette sublime chanson qui résume tous les partis pris « chromatiques » de Lynch :

 


 

 

Ce qu’il y a de passionnant à redécouvrir aujourd’hui Twin Peaks, fire walk with me ; c’est de constater à quel point il annonce les dernières œuvres du cinéaste. Comme plus tard Lost highway et Mulholland drive, le film est scindé en deux et se compose d’une espèce de long prologue où les deux agents du FBI enquêtent sur l’assassinat de Teresa Banks. A la fin de ce prologue, un des agents disparaît mystérieusement après avoir trouvé la fameuse bague bleue qui va devenir un des motifs récurrents de la seconde partie. La structure en « ruban de Möbius » n’est pas encore tout à fait trouvée mais il y a déjà un peu de ça, dans cette manière qu’à Lynch de faire rimer des éléments qui semblent, a priori, étrangers.

De la même manière, on trouve déjà ici des éléments formels que le cinéaste développera par la suite, comme cette façon de transformer un espace familier (une chambre, une maison) en un labyrinthe qui semble cacher de nombreux univers (voir l’époustouflant début de Lost highway). On retrouvera d’ailleurs un personnage féminin qui semble guider l’héroïne dans d’étranges dédales dans INLAND EMPIRE.

Comme plus tard dans Mulholland drive, Lynch joue également sur les figures de deux personnages féminins opposées. D’un côté, la blonde Laura, qui incarne paradoxalement la face sombre de cet univers lisse de l’ « American way of life » et, de l’autre, la fidèle amie Donna (Moira Kelly) qui représente la face lumineuse de Laura, celle de l’élève modèle et sage. Le cinéaste parvient à rendre émouvante cette relation entre les deux filles, notamment parce que Laura semble toujours consciente de son destin (elle dit souvent « je ne suis plus là ») et parce qu’elle veut empêcher Donna de suivre la même pente.

Il faudrait aussi citer ces personnages hantant la « chambre rouge » et qui semblent dotés d’un don d’ubiquité que l’on retrouvera dans d’autres films de Lynch (le « cow-boy » de Lost highway, par exemple)

 

Il y aurait sans doute encore des milliers de choses à dire sur ce film envoûtant d’un bout à l’autre, étrange et pénétrant comme un cauchemar familier et sans fin. Contentons-nous, puisqu’il a été question il y a peu de la « mort au cinéma », de vous proposer la fin du film, à savoir la mort de Laura Palmer, qui reste l’une des plus belles, des plus troublantes et des plus émouvantes de toute l’histoire du cinéma…


 

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