L'évaporation de la femme
White bird in a blizzard (2014) de Gregg Araki avec Eva Green, Shailene Woodley, Sheryl Lee

Je connais très peu l'oeuvre de Laura Kasischke mais j'avais été néanmoins séduit par son roman Les revenants où j'avais cru déceler une influence de David Lynch. Dans cette histoire de spectres revenant hanter un campus américain et de rivalités entre "sororités", l'écrivain parvenait à laisser planer un mystère constant. Elle ne cherchait pas absolument à éclairicir les zones d'ombre et les béances du récit finissaient par envoûter le lecteur. Je n'ai pas lu Un oiseau blanc dans le blizzard (titre français du roman, plus logique que l'idiot White bird) mais si Araki lui est fidèle, on pourra trouver que le côté trop "bouclé" du scénario constitue sa principale faiblesse. Sans rien révéler, il convient de souligner que la fin du film et son retournement improbable ne sont pas convaincants du tout. Ce coup de force scénaristique à même un peu tendance à gâcher l'équilibre fragile et assez beau qu'avait réussi à créer le cinéaste.
Après Gone girl de Fincher, voilà donc un autre film qui jette un regard noir sur la famille américaine traditionnelle. Une fois de plus, c'est une mère de famille (Eva Green) qui disparaît sans laisser la moindre explication. Mais là où Fincher entreprenait un grand jeu de manipulation et de farce cynique, Araki préfère se recentrer sur la cellule familiale et, en particulier, sur le destin de Kat (Shailene Woodley), la fille adolescente de la famille.
Cette disparition est d'abord l'occasion de peindre par petites touches l'histoire d'un malaise familial : un père de famille gentil mais un peu benêt, ne considérant sa femme que comme une cuisinière et une ménagère; une mère toujours séduisante mais visiblement à bout de nerfs et, entre les deux, Kat, adolescente ordinaire qui s'amourache d'un voisin peu brillant mais musculeux. L'intelligence d'Araki est de ne pas jouer la carte du "drame psychologique" mais de nous entraîner dans une rêverie ouatée en tentant de saisir quelque chose comme la quintessence de l'adolescence. Alors qu'il y a quelques décennies, il optait pour une provocation "pop" (The doom generation, Nowhere...), son cinéma s'est apaisé mais il reste en son coeur quelque chose de secret et mélancolique.
Araki ne cherche sans doute pas "l'or du temps" mais à retrouver des sensations extrêmement fugaces liées à l'adolescence : le temps du désir, des copains et de l'aventure. Ce qui semble chagriner la mère de Kat, c'est de voir dans les traits de sa fille son propre visage une vingtaine d'années plus tôt et de n'avoir pas su arrêter le temps. Quant à l'adolescente, la disparition de cette figure maternelle est aussi un moyen pour elle d'arriver à l'âge adulte. Ce passage douloureux ne se fait pas sans tâtonnements (sa liaison avec un "vieux" flic) mais le cinéaste le filme avec beaucoup de sensibilité et de mélancolie. Il nimbe White bird in a blizzard d'une dimension onirique qui fonctionne plutôt bien : ce sont ces scènes où Kat se retrouve dans un univers abstrait, au milieu de la neige et où la disparition de sa mère semble figurer une évaporation du sens généralisée. Un moment, on se demande si cette disparition n'est pas métaphorique et qu'il ne s'agit pas, à travers ces deux portraits féminins, de saisir la fuite du temps et de la fugacité de la jeunesse (c'est comme ça que j'interprête Les revenants). L'ambiguité est un peu gâchée par la fin mais il plane quand même constamment une atmosphère cotonneuse sur le récit qui vaut d'ailleurs beaucoup mieux que l'espèce de vision assez caricaturale de la vie de couple (évidemment une prison pour la femme !)
L'intérêt du film et sa beauté viennent de la manière dont il parvient à saisir le caractère funambulesque de cette période de la vie où tout semble possible et, en même temps, tout semble écrit (est-ce que Kat ne va pas suivre les mêmes pas que ceux de sa mère à qui elle ressemble tant?). La mélancolie qui nimbe le récit évoque parfois celle de Virgin suicides ou encore certains films de David Lynch (c'est d'ailleurs assez amusant que le père de Kat remplace sa femme disparue par la plus grande "disparue" du début des années 90 : Sheryl Lee, alias Laura Palmer dans Twin Peaks).
Pour ceux qui ont connu ado la fin des années 80, White bird in a blizzard est aussi un vrai bain de jouvence : une bande-son gorgée de "tubes" de cette époque (Tears for fears, Talk Talk, Depéche Mode...), les téléphones dans les chambres, les vêtements, etc.
La mise en scène d'Araki, élégante et elliptique, aurait sans doute gagné à ne pas être trop explicative comme ça finit par être le cas. Mais, malgré cette réserve, ce film doux et mélancolique mérite le coup d'oeil.