La route des indes (1984) de David Lean avec Judy Davis, Victor Banerjee, James Fox, Alec Guinness. (Editions Carlotta) Sortie le 4 décembre 2013.

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Sans bien connaître son œuvre, je dois avouer d'emblée que le cinéma de David Lean ne m'a jamais attiré. Qu'il aborde le mélodrame intimiste (le médiocre et surestimé Brève rencontre) ou les fresques spectaculaires qui firent sa renommée ; cette œuvre n'a jamais été ma tasse de thé même si je suis persuadé qu'elle mérite d'être redécouverte.

De la fin des années 50 (Le pont de la rivière Kwaï) au milieu des années 60 (Docteur Jivago), David Lean règne en maître incontesté sur l'industrie hollywoodienne, se spécialisant dans les épopées spectaculaires qui connaissent un grand succès public et engrangent les Oscars.

Mais comme le souligne Pierre Berthomieu dans l'excellente analyse du film qu'il livre en supplément du DVD, David Lean commence a être chahuté, notamment par la critique. Et Hollywood change : au cœur d'une période de transition (le « nouvel Hollywood »), il réalise La fille de Ryan qui est un échec cuisant. Il lui faudra dès lors patienter 14 ans avant de pouvoir tourner son dernier long-métrage : La route des indes.

 

Le film est une adaptation du roman éponyme de EM.Forster et met en scène une jeune anglaise (miss Adela, incarnée par Judy Davis) qui part aux indes pour retrouver son fiancé, un jeune magistrat très en vue. Elle est accompagnée par Miss Moore, la mère de ce dernier, vieille femme à l'esprit ouvert qui voit d'un œil très critique les discriminations dont sont l'objet les indiens colonisés.

 

Avec cette dernière œuvre, David Lean réalise une fresque qui lui permet de naviguer avec une certaine aisance entre l'épopée monumentale (les milliers de figurants, les paysages somptueux de l'Inde, l'ampleur des grands espaces un peu trop soulignée par la musique tonitruante de Maurice Jarre...) et une veine plus intimiste.

Difficile de nier les qualités de mise en scène de La route des indes : si un certain académisme pointe parfois le bout de son nez, Lean parvient néanmoins à donner une véritable ampleur à ses paysages qui lui fait échapper à l'exotisme de pacotille. Il faut voir ce train s'enfoncer dans le nuit au-dessus du Gange ou ces magnifiques plans de montagnes pour comprendre que ce découpage très classique possède un véritable souffle romanesque. De la même manière, le cinéaste nous offre parfois des raccords audacieux (ce raccord sonore entre la foule criant le nom de Miss Moore et un plan de la mer où la vieille femme vient d'être « inhumée ») ou saillants (la séquence de la grotte sur laquelle nous reviendrons) qui brisent la belle continuité classique de la narration.

 

Néanmoins, je dois aussi concéder que le cinéaste me semble un peu moins à l'aise lorsqu'il s'agit d'analyser les conflits larvés entre l'occupant britannique et les colonisés indiens. Je ne connais pas le roman de Forster mais je gage que cette dimension était traitée avec plus de subtilité. Ici, Lean souligne un peu trop les oppositions en filmant des anglais pincés qui ne regardent pas les autochtones et leur manifestent un mépris constant tandis que les deux nouvelles arrivées souhaitent partir à la rencontre du pays et s'en imprégner. Les personnages sont caractérisés un peu trop grossièrement et David Lean n'est pas un grand directeur d'acteurs (pour ma part, je n'aime pas beaucoup le personnage de sage hindou joué par un Alec Guinness grimé comme Peter Sellers dans La Party). De la même manière, le docteur Aziz (joué par le grand Victor Banerjee, vu chez Satyajit Ray), passe un peu trop vite d'un caractère naïf et émerveillé à une certaine dureté contre les anglais.

 

Du coup, la dimension la plus intéressante de La route des indes se situe autour du personnage de Miss Adela. Dès les premiers plans, nous la voyons regarder des tableaux exotiques de l'Inde. Dès lors, l'Inde que montrera Lean sera une Inde rêvée et fantasmée par le regard de cette jeune femme corsetée par une société encore très influencée par la période victorienne. La mise en scène se déploie souvent autour de ces regards portés par la jeune femme sur le monde. Une très belle séquence la montre faire une balade en vélo et aller admirer un temple où les sculptures représentent d'une manière plutôt explicite la passion amoureuse. Lean suggère admirablement le trouble qui s'installe dans le regard de la jeune femme. Tandis que le désir fait son chemin, son corollaire « négatif » surgit également : l'animalité représentée par ces singes qui commencent à s'exciter et à venir à la rencontre de la jeune femme de manière fort agressive, préfiguration de la séquence clé de la grotte.

Lors d'une visite de ces grottes organisée par le Dr Aziz, Adela finit par s'isoler dans l'une d'elle et se sent mal. La silhouette d'Aziz se dessine dans l'entrée puis une béance intervient dans le récit. Un trou noir. La séquence est remarquablement découpée (avec cette plongée vertigineuse qui nous place du point de vue du docteur assistant, impuissant, à la fuite d'Adela) et instaure un trouble dans le film : y a-t-il eu une tentative de viol ? Est-ce que nous avons assisté à une projection fantasmatique de la jeune femme torturée par des désirs refoulés ? (la bande-son stylisée et l'apparition presque magique d'Aziz alors que l'allumette que tenait Adela s'est éteinte le suggèrent fortement).

Dommage que Lean ne soit pas un cinéaste du « négatif » et qu'il ne remette jamais vraiment en question l'innocence indéniable d'Aziz : le film aurait été sans doute plus ambigu et plus troublant. Mais ce portrait d'une femme prise entre ses préjugés de classe et un désir d'émancipation qui passe également par l'écoute de ses désirs est joliment troussé et Judy Davis est émouvante.

 

Pour conclure, il faut rappeler que EM.Forster est également l'auteur fétiche de James Ivory et nous dirions volontiers que La route des indes pourrait être signé par un Ivory en forme (ce qui n'est pas toujours le cas, loin s'en faut!) : à la fois un classicisme qui frise parfois l'académisme et des dimensions plus secrètes qui surgissent d'un romantisme contrarié et froid (on pense au très beau et glacial Les vestiges du jour)

 

Encore une fois, si ce beau film n'est sans doute pas ma tasse de thé, il me donne envie de me plonger plus sérieusement dans l’œuvre de David Lean.

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