L'irruption du Mal
Les inconnus dans la ville (1955) de Richard Fleischer avec Victor Mature, Lee Marvin (Editions Carlotta) Sortie le 3 avril 2013
Au vu de ses derniers films, nanars boursouflés à la testostérone (Conan le destructeur, Kalidor), le spectateur a du mal à prendre au sérieux un type comme Richard Fleischer. Disons qu'en se cantonnant aux critères traditionnellement en vigueur pour la critique française (même s'ils semblent maintenant évoluer), Fleischer n'est pas un auteur. Malgré ça, ce n'est pas un raison pour ignorer son œuvre éclectique où les grosses productions de notre enfance (20000 lieues sous les mers, Le voyage fantastique) voisinent avec des films plus sombres (l'excellent Soleil vert) ou des classiques du cinéma de genre (Les vikings pour le film d'aventures, Barabbas pour le péplum biblique).
Les éditions Carlotta ont l'excellente idée de ressortir deux titres du cinéaste qui, pour le coup, s'inscrivent davantage dans la tradition du film « noir ». Avant d'évoquer prochainement le cas de L'étrangleur de Boston avec Tony Curtis, penchons-nous sur ces Inconnus dans la ville, curieux film de hold-up où Richard Fleischer prend un malin plaisir à brouiller les pistes.
Le récit débute de manière tout à fait traditionnelle, en suivant trois petits malfrats (parmi lesquels le spectateur reconnaît l'excellent Lee Marvin en bandit asthmatique) qui débarquent dans une petite ville et échafaudent un plan pour braquer la banque. Mais au lieu de suivre de manière linéaire cette trame classique du « film de casse » (de Jules Dassin à Steven Soderbergh), Fleischer temporise et prend le temps de s'attacher à un panel d'habitants de cette ville : un ingénieur des mines (Victor Mature) qui cherche à gagner une certaine reconnaissance aux yeux de son fils, un couple qui se sépare (lui est alcoolique tandis qu'elle est volage), un directeur de banque obsédé par une belle infirmière, etc. La dimension policière est prise dans l'étau d'une chronique quotidienne où une certaine dimension mélodramatique pointe parfois le bout de son nez. Et comme le souligne Nicolas Saada dans la fine analyse du film qu'il livre en supplément du DVD, les deux récits parallèles finissent par converger : l'homme ordinaire évoluant mollement dans un quotidien sans fièvre se trouvant soudainement propulsé au cœur d’événements extraordinaires.
Cette manière de jouer sans arrêt sur deux tableaux (une description presque « réaliste » d'une petite bourgade américaine avec un intérêt marqué pour « fouiller » les personnages, un récit d'action) fait l'intérêt des Inconnus dans la ville. Pourtant, malgré les indéniables qualités de ce beau film, je dois admettre n'avoir pas été totalement convaincu. C'est d'autant plus regrettable qu'en écoutant les réflexions de Saada, je suis totalement d'accord avec lui : le cadre est très beau (la référence à certaines toiles d'Hopper me semble pertinente), le cinéaste joue de belle manière avec le paysage (cette petite ville confinée dans un décor de montagnes qui semblent sceller le destin des personnages) et il opère à de brusques embardées dans le récit qui s'avèrent assez efficaces (voir, à ce titre, l'enlèvement de Victor Mature par les malfrats), etc.
Fleischer est indéniablement un bon cinéaste mais, pour ma part, je trouve que ces exemples fonctionnent parfaitement quand on isole les scènes et qu'on les décortique. Il manque, à mon sens, un style plus affirmé au film. Je trouve que la mise en scène souffre d'une certaine raideur que ne parvient pas à émousser un découpage ultra-classique (plans séquences le plus souvent en plans de demi-ensemble ou plans moyens). Il manque un petit quelque chose dans l'attaque des plans qui permettrait de dynamiser un peu l'ensemble.
Cette réserve posée, le film est vraiment intéressant, notamment dans cette manière qu'il a de nimber chaque personnage d'une certaine ambiguïté. Tandis que les bandits sont rendus à leur triste quotidien (voir leurs discussions dans la chambre d'hôtel), les habitants révèlent une face obscure prouvant que chaque individu porte en lui cette part de Mal qu'on aurait classiquement attribuée aux gangsters. Le démon de l'un, c'est l'alcool tandis que pour son épouse, c'est une force irrésistible qui la pousse dans les bras d'autres hommes (ce n'est pas dit clairement – nous sommes en 1955 !- mais la dame est visiblement nymphomane).
Encore plus intéressant est ce personnage de directeur de banque, a priori un notable protégeant l'argent des citoyens et appartenant donc au royaume du Bien. Or il se trouve qu'à la nuit tombée, cet homme ce transforme en voyeur qui suit l'infirmière qui l'obsède pour la reluquer pendant qu'elle se déshabille. Dans cette séquence étonnante (même si elle reste très chaste), Fleischer annonce presque Michael Powell et Brian de Palma.
Chaque personnage est chargé de névroses et/ou obsessions qui le rend plus humain. Pour l'ingénieur des mines, c'est le regard de son fils qui est problématique tandis que l'honorable père Amish, pétri de beaux principes, réalisera sur le tard qu'il devra aussi avoir recours à la violence et au meurtre pour assurer sa survie.
Cette irruption du Mal dans le quotidien est assurément la dimension la plus forte des Inconnus dans la ville et tout en demeurant dans une tradition très classique, Fleischer annonce déjà un certain désenchantement qu'on retrouvera chez Peckinpah (les scènes finales font penser à ce cinéaste).
Une preuve de plus que ce film mérite le détour...